1757-12-05, de Voltaire [François Marie Arouet] à Élie Bertrand.

Je crois que les Prussiens seraient bien plus capables de venir en France, mon très cher philosofe, que les huitres à l'écaille du Malabar d'être venues sur l'Appenin.
Chaque science a son roman et voylà celuy de la phisique. Si les poissons des Indes étaient arrivez chez nous, comme nos missionnaires vont chez eux, ils y auraient peuplé, et on les trouverait ailleurs que sur nos montagnes. J'avoue qu'il y a quelquefois des véritez bien peu vraisemblables, par exemple que vingt mille Prussiens aient batu quarante cinq mille hommes, et n'aient eu que 92 morts. La honte des Français et des cercles devient encor plus humiliante depuis que les Autrichiens viennent d'escalader en treize endroits les retranchements des Prussiens sous les murs de Breslau, et de remporter une victoire complette. Le comte de Down nous vange et nous avilit. Le roy de Prusse m'avait écrit une lettre toutte farcie de vers, trois jours avant sa bataille de Mersebourg. Il me disait,

Quand je suis voisin du naufrage,
Il faut, en affrontant l'orage,
Penser, vivre et mourir en Roy.

Nous verrons comment il soutiendra le revers de Breslaw. On poura donner encor une ou deux batailles avant la fin de l'année.

Je vous envoye la lettre d'une folle, que je ne connais pas. Il faut que quelqu'un se soit diverti à luy écrire sous mon nom. Comme il est question de vous à la fin de la lettre et de Mr Vatel votre ami, vous saurez peutêtre quelle est cette extravagante.

Mille tendres respects, je vous prie, à Mr et à me de Freidenrik. Bon soir, mon cher philosophe.

La folle a mis son portrait dans la lettre, Le voici, elle est jolie, la connaissez vous?

V.