1757-11-13, de Voltaire [François Marie Arouet] à Frederick II, king of Prussia.

Votre épîtreà Dargens m'avait fait trembler, celle dont v. m. m'honore me rassure.
Vous sembliez dire un triste adieu dans touttes les formes, et vouloir précipiter la fin de votre vie. Non seulement ce parti désespérait un cœur comme le mien, qui ne vous a jamais été assez développé et qui a toujours été attaché à votre personne quoyqu'il ait pu arriver, mais ma douleur s'aigrissait des injustices qu'une grande partie des hommes ferait à votre mémoire.

Je me rends à vos trois derniers vers, aussi admirables par le sens que par les circomstances où ils sont faits:

Pour moy, menacé du naufrage,
Je dois en affrontant l'orage
Penser, vivre et mourir en Roy.

Ces sentiments sont dignes de votre âme, et je ne veux entendre autre chose par ces vers sinon que vous vous deffendez jusqu'à la dernière extrémité avec votre courage ordinaire. C'est une des preuves de ce courage supérieur aux événements de faire de beaux vers dans une crise où tout autre pourait à peine faire un peu de prose. Jugez si ce nouvau témoignage de la supériorité de votre âme doit faire souhaiter que vous viviez. Je n'ay pas le courage moy d'écrire en vers à v. m. dans la situation où je vous vois, mais permettez que je vous dise tout ce que je pense.

Premièrement soyez très sûr que vous avez plus de gloire que jamais. Tous les militaires écrivent de tous côtez qu'après vous être conduit à la bataille du 18 comme le prince de Condé à Senef, vous avez agi dans tout le reste en Turenne. Grotius disait, je peux soufrir les injures et la misère, mais je ne peux vivre avec les injures, la misère et l'ignominie ensemble. Vous êtes couvert de gloire dans vos revers, il vous reste de grands états, l'hiver vient, les choses peuvent changer. Votre majesté sait que plus d'un homme considérable pense qu'il faut une ballance, et que la politique contraire est une politiq: détestable, ce sont leurs propres paroles.

J'oserai ajouter que Charles douze qui avait votre courage avec infiniment moins de lumières, et moins de compassion pour ses peuples, fit la paix avec le csar sans s'avilir. Il ne m'apartient pas d'en dire davantage, et votre raison supérieure vous en dit cent fois plus.

Je dois me borner à représenter à votre majesté combien sa vie est nécessaire à sa famille, aux états qui luy demeureront, aux philosophes qu'elle peut éclairer et soutenir et qui auraient croiez moy baucoup de peine à justifier devant le public une mort volontaire contre laquelle tous les préjugez s'élèveraient et je dois ajouter que quelque personage que vous fassiez il sera toujours grand. Je prends du fonds de ma retraitte plus d'intérest à votre sort que je n'en prenais dans Potsdam et dans Sans souci. Cette retraitte serait heureuse et ma vieillesse infirme serait consolée si je pouvais être assuré de votre vie que le retour de vos bontez me rend encor plus chère.

J'aprends que Mgr le prince de Prusse est très malade. C'est un nouvau surcroît d'affliction, et une nouvelle raison de vous conserver. C'est très peu de chose j'en conviens d'exister pour un moments au milieu des chagrins entre deux éternitez qui nous engloutissent. Mais c'est à la grandeur de votre courage à porter le fardau de la vie, et c'est être véritablement roy que de soutenir l'adversité en grand homme.