[c. 25 September 1757]
Ne vous effraiez pas d'une lettre qui peutêtre sera longue, qui est la seule chose qui puisse vous effraier.
Ayez la bonté d'abord de pardonner les libertez d'un homme qui ne se souvient que de vos bontez, qui vous a apartenu et dont le cœur vous apartiendra toujours.
J'ignore encor dans ma paisible retraitte si votre majesté a été à la recontre du corps d'armée de Mr de Soubise et si elle s'est signalée par de nouvaux succez, je suis peu au fait de la situation des affaires, je voi seulement qu'avec la valeur de Charles douze et avec un esprit bien supérieur au sien, vous avez plus d'ennemis à combatre qu'il n'en eut en revenant à Stralsund, mais ce qui est bien sûr, c'est que vous aurez plus de réputation que luy dans la postérité parce que vous avez remporté autant de victoires sur des trouppes baucoup plus aguéries, et parce que vous avez fait à vos sujets tous les biens qu'il n'a pas faits, en ranimant les arts, en établissant des colonies, en peuplant, en embelissant les villes. Je ne parle pas des talents aussi supérieurs que rares qui auraient suffi à vous immortalizer, vos plus grands ennemis ne peuvent vous ôter aucun de ces mérites. Votre gloire est donc absolument hors d'atteinte, comme je croi l'avoir déjà mandé à votre majesté, il s'agit àprésent de votre bonheur. Je ne parlerai pas aujourdui des treize cantons. Je m'étais livré au plaisir de dire à votre majesté combien elle est aimée dans le pays où j'achève ma vie. Mais je suis très instruit qu'en France, elle a baucoup de partisans. Je me borne à lui dire cette vérité, sans la gâter par aucune idée de politique. Je ne prends pas cette liberté, mais qu'il me soit permis d'imaginer que si la fortune vous devenait entièrement contraire, vous pouriez encor vous rendre le maître de cette fortune, que la France ne voudrait pas perdre une ballance longtemps établie par vos victoires, que vos lumières et votre esprit se ménageraient une alliance utile peutêtre au bien de l'Europe; qu'au pis aller il vous resterait toujours assez d'états pour maintenir votre considération personnelle, et que le grand Electeur votre bisaïeul n'en a pas été moins respecté pour avoir sacréfié quelques unes de ses conquêtes. Daignez me permettre ces idées quoy qu'elles soient au dessous de la grandeur de votre âme.
Les Catons et les Otons dont v. m. trouve la mort belle, n'avaient guères autre chose à faire qu'à servir ou à mourir. Encor Oton n'était il pas sûr qu'on l'eût laissé vivre. V. m. ne sera jamais dans ce cas, et peutêtre au moment que j'écris est elle victorieuse. Mais quand elle ne serait pas, sa vie n'en serait pas moins nécessaire. Vous savez combien elle est chère à une nombreuse famille, et à tous ceux qui la servent. Vous savez que les affaires de l'Europe ne sont jamais longtemps dans une même assiette et vous ne pouvez nier qu'un homme tel que vous ne doive se réserver aux événements.
J'ose encor sire vous dire plus. Si la fortune vous abandonnait entièrement, si votre courage dans ces circomstances malheureuses que je ne veux pas prèvoir, s'emportait à une extrémité héroïque, honorée dans les siècles passez, cette résolution ne serait pas aprouvée aujourdui. Vos partisans la condamneraient, et vos ennemis en triompheraient. Songez encor aux outrages que la nation fanatique des bigots ferait à votre mémoire. Voylà tout le prix que votre nom receuillerait d'une mort volontaire, et en vérité il ne faudrait pas donner aux lâches ennemis du genre humain le plaisir d'insulter à un nom couvert de gloire.
Ne vous offensez pas de la liberté d'un vieillard qui a toujours révéré et chéri votre personne. Mais heureusement nous sommes très loin de la voir réduitte à des extrémitez si funestes, et j'attends tout de votre courage et de votre esprit, hors le party désespéré que ce courage pourait faire craindre. Je me flatte au contraire que vous acquererez les armes à la main une paix honorable.
Ce sera une consolation pour moy en quittant la vie de laisser sur la terre un Roy philosofe qui a daigné m'aimer.