1742-08-29, de Voltaire [François Marie Arouet] à Frederick II, king of Prussia.
Après votre belle campagne,
Après ces vers brillants et doux,
Grand Apolon de l'Allemagne,
Dans quel Parnasse habitez vous?
Vous êtes dans Aix, entre nous,
Comme au pays de Charlemagne,
Et non pas comme au rendez vous
Des fiévreux, des sots, et des foux
Qu'un triste Esculape accompagne.

Permettez mon héros, mon roy, qu'une abominable fluxion qui s'est emparée de moy sur le chemin de Lile à Bruxelle soit un peu diminuée pour que je vole à Aix la Chapelle. Cette fluxion me rend sourd, et il ne faut pas l'être avec votre majesté, ce seroit être impuissant en présence de sa maîtresse. Je vais pendant les trois ou 4 jours que je condamné à rester dans mon lit faire transcrire le Mahomet tel qu'il a été joué, tel qu'il a plu aux philosofes, et tel qu'il a révolté les dévots. C'est l'avanture de Tartuffe. Les hipocrites persécutèrent Moliere et les fanatiques se sont soulevez contre moy. J'ay cédé au torrent sans dire un seul mot. Si Socrate en eût fait autant, il n'eût point bu la ciguë.

J'avoue que je ne sais rien qui déshonore plus mon pays que cette infâme superstition faite pour avilir la nature humaine. Il me falloit le roy de Prusse pour maître et le peuple anglais pour concitoyen. Nos Français en général ne sont que de grands enfans, mais aussi, c'est à quoy je reviens toujours. Le petit nombre des êtres pensans est excellent chez nous, et demande grâce pr le reste.

A l'égard de mon bavardage historique, une première cargaison partit le 20 de ce mois de Paris adressée au fidèle David Girard, et la seconde est toute prête. J'ay déjà demandé pardon à votre majesté de la peine qu'elle aura peutêtre à déchifrer le caractère des différents écrivains qui m'ont copié à la hâte ce que j'ay rassemblé.

Je m'imagine que le paquet est actuellement en chemin pour venir ennuier v. m. à Aix la Chapelle.

Je sçais certainement (si ce mot est permis aux hommes) que ce n'est point un comis de Bruxelles qui a ouvert la lettre la quelle est devenue ma boete de Pandore; tout ce bel exploit s'est fait à Paris dans un temps de crise, et c'est un espion de la personne que v. m. soupçonne, qui a fait tout le mal. Votre majesté l'avoit très bien deviné, elle se connoît aux petites choses comme aux grandes.

Surtout qu'elle connait bien les injustices des hommes qui se mêlent de juger les rois et que son ode sur cette matière toute neuve est pleine d'une poésie et d'une philosofie vraie et sublime!

Plût au ciel que votre majesté eût également raison dans les baux compliments qu'elle me fait dans son avant dernière lettre au sujet de la marquise!

Ah vous m'avez fait je vous jure
Et trop de grâce et trop d'honneur
Quand vous dites que la nature
M'a fait pour certaine avanture,
D'autres dons que le don du cœur.
Plût au ciel que je l'eusse encore,
Ce premier des divins présents,
Ce don que toute femme adore,
Et qui passe avec nos baux ans!
J'aproche hélas de la nuit sombre
Qui nous engloutit sans retour,
D'un homme je ne suis que l'ombre,
Je n'ay que l'ombre de l'amour.
Adressez donc à des poètes
Qui soient encor dans leur printemps
Les très désirables fleurettes
Dont vous honorez mes talents.
Gresset est dans cet heureux temps,
C'est Gresset qui devoit se rendre
Dans le parnasse de Berlin.
Mais ou trop timide ou trop tendre,
Il n'osa faire ce chemin;
Il languit dans sa Picardie
Entre les bras de sa catin
Et sur des vers de tragédie.