Senones en Lorraine le 25 avril 1757
Monsieur,
Nous avons trop d'Intérêt à conserver le souvenir du peu de séjour que vous avez fait en l'abbaye de Senones, pour jamais l'oublier.
Il est marqué dans nos fastes comme une Epoque autant honorable à notre maison qu'elle nous a causé de joye et de plaisir dans le temps. Mon oncle surtout ne parle jamais de votre séjour à Senones qu'avec une effusion de coeur, qui marque combien ce moment lui a été agréable. Vous ne sçaviez peut être pas, Monsieur, que nous avons été menacé de le perdre, il y a trois mois. Il fut attaqué au commencement de cette année d'une oppression de poitrine si violente qu'il reçut tous les sacremens et que nous fûmes pendant quelques jours dans une allarme continuelle. Il est enfin échappé à ce danger, grâces à son bon tempérament, et il ne lui reste de sa maladie qu'un épuisement de force qui nous fait toujours craindre que nous ne le perdions bientôt. Il a l'honneur, Monsieur, de vous assurer de son respect, et de vous témoigner sa parfaite sensibilité de votre obligeant souvenir.
Je vous envoie le livre que vous demandez, vous le garderez autant que vous le jugerez à propos. Il est bien juste que vous fassiez usage de votre bien. Nous avons reçu en leur temps les livres anglois dont il vous a plû d'enrichir notre bibliothèque. Je crois vous en avoir accusé la réception et vous en avoir marqué ma juste reconnoissance.
Le deffaut de connoissance de cette langue et de maitre pour m'en instruire ne m'a pas encore permis de les lire. Votre retour à Senones, dont nous nous étions flatté, me faisoit espérer ce double avantage. Mais confiné, comme vous êtes, Monsieur, dans votre belle et délicieuse campagne, Il n'y a guères plus lieu d'attendre ce secours et le bonheur de vous voir.
Il est bien vray, Monsieur, que notre maison est en droit de prendre des rentes viagères, comme toutes autres rentes, et que nous le faisons dans les occasions. Il seroit question de sçavoir préalablement, quelle est la personne qui voudroit établir sur notre maison cette rente viagère que vous proposez, quel est son âge, à quelle condition et comment il faudroit s'y prendre pour nous faire tenir la somme de cent mille francs. Ayez la bonté, Monsieur, de m'honorer d'un mot de réponse sur tous ces articles pour prendre en conséquence les arrangemens convenables. Je serois bien charmé que la circonstance dont vous me parlez me procurât du moins l'avantage d'aller goûter pendant quelques moments les charmes de vos Délices, et d'admirer la métamorphose du grand Voltaire changé en jardinier et devenu cultivateur de la terre. J'ay l'honneur d'être avec l'estime la plus parfaite et un profond respect
Monsieur
Votre très humble et obéissant serviteur
d. Augustin Fangé coadjuteur de Senones