12 mars 1754
J'ai eu 4250 livres de rentes pour patrimoine; mes partages chez mes notaires en font foi.
Le fond de presque tout ce patrimoine a été assuré à mes nièces par leurs mariages.
Tout ce que j'ai eu depuis est le fruit de mes soins. J'ai réussi dans les choses qui dépendaient de moi, dans l'accroissement nécessaire de ma fortune et dans quelques ouvrages. Ce qui dépend de l'envie et de la méchanceté des hommes a fait mes malheurs. J'ai toujours eu la précaution de soustraire à cette méchanceté une partie de mon bien. Voilà pourquoi j'en ai à Cadix, à Leipzig, en Hollande, et dans les domaines du duc de Wurtemberg.
Ce qui est à Cadix est un objet assez considérable, et pourrait seul suffire à mes héritiers. Je me prive jusqu'à présent des émoluments de cette partie, afin qu'elle produise de quoi remplacer en leur faveur ce que j'ai placé en rentes viagères.
Ces rentes viagères sont un objet assez fort, et je comptais qu'elles serviraient à me faire vivre avec madame Denis d'une manière qui lui serait agréable, et qu'elle tiendrait avec moi dans Paris une maison un peu opulente. L'obstacle qui détruit cette espérance sur la fin de mes jours, est au nombre des choses qui ne dépendaient pas de moi.
On m'a fait craindre la persécution la plus violente au sujet de l'impression d'un livre à laquelle je n'ai nulle part. Menacé de tous côtés d'être traité comme l'abbé de Prades; instruit qu'on me saisirait jusqu'à mes rentes viagères si je prenais le parti forcé de chercher dans les pays étrangers un asile ignoré; sachant que je ne pourrais toucher mon revenu qu'avec des certificats que je n'aurais pu donner; voyant combien les hommes abusent des malheurs qu'ils causent, et qu'on me doit plus de quatre années de plusieurs parties; obligé de rassembler les débris de ma fortune; ayant tout mis entre les mains d'un notaire très honnête homme, mais à qui ses affaires ne permettent pas de m'écrire une fois en six mois; ayant enfin besoin d'un commissionnaire, j'en ai demandé un à ma nièce et à m. d'Argental. Ce commissionnaire, chargé d'envoyer à une adresse sûre tout ce que je lui ferais demander, épargnerait à ma nièce des détails fatigants. Il serait à ses ordres; il servirait à faire vendre mes meubles; il solliciterait les débiteurs que je lui indiquerais; il enverrait toutes les petites commodités dont on manque dans ma retraite.
Cette retraite peut elle être Sainte-Palaie? Non. Je ne puis achever le peu d'années qui me restent, seul, dans un château qui n'est point à moi, sans secours, sans livres, sans aucune société.
La santé de madame Denis, altérée, ne lui permet pas de se confiner à Sainte-Palaie: un tel séjour n'est pas fait pour elle; il y aurait eu de l'inhumanité à moi de l'en prier. Il faut qu'elle reste à Paris, et pour elle et pour moi: sa correspondance fera ma consolation.
Je n'ai eu d'autre vue que de la rendre heureuse, de lui assurer du bien, et de me dérober aux injustices des hommes. Je n'ai ni pensé, ni écrit, ni agi que dans cette vue.