le 17 mars 1757
Il est vray, très illustre et très cher ami, que je n'aimay guères l'histoire tant que j'en pris une idée générale dans Chauveau, dans Puffendorf et autres pareils rapsodistes: il est vray que le diffus Limiers, le pédant Norberg m'ennuyèrent par le récit ténébreux et plat des faits et gestes du Dom Quichote de Bender dont vous estes l'Elégant Quinte-Curce; il est vray que le Partial Daniel m'a révolté par ses pieux mensonges, que le crédule Meseray m'a souvent dégoûté par ses préjugés et son stile dur.
L'histoire n'est qu'un plus long conte: on m'en fait perdre le fil où le Trait quand on l'embarasse dans des circonstances et des détails inutiles, mais je ne quitte point un Conteur qui, comme Xenophon, Tucydide, Saluste, Tacite, Bossuet et vous, me peint les Evénemens et les acteurs principaux des scènes du Théâtre du monde; cependant malgré le plaisir qui m'arreste à ces représentations, malgré leur art à me cacher les cordes des machines j'y vois reparoitre sans cesse avec la différence peu sensible d'un casque, d'un Turban ou d'un chapeau des Princes foibles ou méchans également renversés de leur Trône en usurpateurs. Partout les Prestres sont fourbes intéressés et les peuples trompés et oprimés. Vous avés senti le vice de ce genre, écrivain charmant, et pour éviter la monotonie des faits, vous y avés joint l'histoire plus variée du coeur et de l'esprit, celle des moeurs et des usages, de la naissance des arts, de leur disparition, de leur retour, de leur progrés; à l'aide de cet artifice les siècles se succèdent et ne se ressemblent plus; mais il faloit pour traiter ainsi l'histoire trouver dans la mesme persone un Politique habile, un phisicien profond, un philosophe sans préjugés, un génie rapide et un Esprit plein de goust pour écrire. Grâce à vostre main adroite et sûre qui sait lier et tracer, passe sous mes yeux dans un Espace borné et selon l'ordre des lieux et des Temps, le spectacle immense de l'Univers. Si je séjourne dans cet agréable voyage vous ne m'arrestés que dans les endroits dignes d'une plus grande attention.
Vous faites à vostre siècle le plus beau présent qu'il pût recevoir, vous luy donnés ce qui nous manquoit, une histoire générale et amusante, qui ne respire que l'amour de l'humanité, de la vérité et des arts. C'est en plaisant qu'on vient à bout d'inspirer la science, le goust et la vertu.
Mon parti est pris maître aimable, je vais jetter mes autres Livres par la fenestre; qu'ay je affaire de ces amas poudreux de matières informes et mal […] dont je possède le plus parfait précis? Vos Poésies sublimes, Dramatiques et de société, et la collection aussi agréable que salutaire de vos autres traités font une guirlande odoriférante de fleurs immortelles qui égayera toujours.
On est aussi amusé qu'instruit en lisant ce que vous écrivés; grand mercy de ces beaux ouvrages; je n'y sais d'autre façon, quand on les a lus dix fois, que de les recommencer; j'avois user de cette Recette; c'est un préservatif infaillible, à ce qu'ils prétendent tous contre l'ignorance et l'Ennuy.
Je suis aussi charmé, qu'il étoit juste, que le bienfaicteur des hommes et l'ornement de nostre Patrie jouisse du bonheur qu'il procure aux autres en leur aprenant à penser et à écrire. Vous estes, dieu mercy, le plus heureux du monde, comme le plus éclairé; admiré au dehors, honoré et aimé où vous estes, tranquille, riche, ayant à vous tout ce temps, dont vous faites un si bon usage, adoré de la femme la plus spirituelle et la plus aimable, il ne vous manque rien, et il ne manque à la joye que j'ay de vostre bonheur que d'en estre témoin et de vivre les soirs avec vous; permettés moy de n'y pas renoncer; jugés par ces tendres souhaits, dont j'ay la satisfaction que vous ne pouvés douter, jugés si mon coeur n'est pas à vous tout entier; vous le mérités bien par le sentiment tendre et si flateur pour moy qui fait vostre Lettre, où vous réclamés la part que j'avois donnée à mr. de Fontenelle. Je suis bien aise que vous ayés craint un partage que vous n'avés jamais eu à soufrir; vous en mérités plus d'estre l'objet de mon unique admiration; je n'ay eu que l'air de vous disputer ce que je vous avois donné.
Pendant que L'on regretoit sincèrement le respectable secrétaire de l'académie des sciences, il n'y avoit qu'un misérable boufon tel que Pirron qui pût plaisanter et dire en voyant le convoi de mr. de Fontenelle: voilà l'unique fois que je l'ay vu passer sans qu'il aille diner en ville. Il n'étoit assurément point parasite, il donnoit dix mille francs par an à Daube et depuis à La soeur de Daube pour ne jamais diner avec eux; il n'étoit pas aussi heureux que vous en neveux et en nièces.
On a mis depuis peu le 1er chant de vostre Henriade en vers italiens, on vous aura sans doute envoyé cet Essay.
Le Rava[u]deur de la guenille de Chapelain a plus osé, il a travesti vostre Iliade en vers latins pour la faire lire aparament aux Pédants de l'université qui n'entendent pas le françois.
Mr. l'Evesque d'Autun, l'abé de Montazet, fut reçu ces jours passés à l'académie françoise. On en fera bientost un sinode; on fut assés content du discours du Récipiendaire, on n'entendit mesme pas celuy de mr. Dupré de st Maur qui le recevoit.