1757-03-12, de Louisa Dorothea von Meiningen, duchess of Saxe-Gotha à Voltaire [François Marie Arouet].

La lettre charmente dont il Vous a plû charger Monsieur, le jeune gentilhome, Mr: Keat, m'est parvenue bien tard à la vérité, car ce n'est que depuis hier que je la possède; cepandant et malgré sa lenteur, elle m'a causée une véritable satisfaction, come toutes celles qui me viene de Votre part; la même vivacité d'esprit, la même politesse, et ce qui me flatte le plus agréablement, c'est que j'y rencontre la même Amitié et le même empressement à me revoir.
Mr: Keat m'a fait un tableau charment de Votre manière de vivre: cette abondance, cette richesse qui règne dans Vos ouvrages ce trouve dans Votre maison. Cette jalousie que Vous me marqués de ne pouvoir Vous trouver ici à la place de notre Anglois, m'a saisie. A mon tour Monsieur, je souhaiterois et je suis même fâchée que cela ne soit ainsi, que Vos belles campagnes fussent placées dans le milleu de la Turinge et tout proche des environs de Gothe: j'envie mais très sérieusement aux habitans de Geneve l'agrément de Vous posséder. Votre voisinage Monsieur seroit infiniment préférable aux 200000 combatans prussiens et à tous ceux que leur séjour attirera: Vous ne douterés point de cette vérité et Vous ne désaprouverés pas mon goût? qui certainement n'est pas dépravé je pense? Tout s'aprette et s'achemine à une guerre sanglante: tout mon sang se glasse dans mes veines quand j'envisage tous les malheurs prochains: il faut pourtant faire bone mine à mauvais jeux et faire semblant d'avoir du courage. Montesquieu dit que le courage est le sentiment de notre propre force. Si l'on n'a point des forces, du moins ne faut il pas montrer de lâcheté: c'est mon avis.

Vous ai je dis Monsieur que la mort m'a enlevée la gouvernante de ma fille, Mdll de Waldner? Je la regrette beaucoup et d'autant plus que ces persones sont rares qui convienent à une jeunesse de seize Ans. Cet âge exige encor plus que des soins. Nous manquons de bien des choses ici, hormis du vent du nord qui se fait entendre pendant que je Vous écris et me fait frissoner: malgré le peu d'amour que Vous lui portés je Vous souhaiterois ici, tant il est vrai Monsieur que notre amour propre ne perd point de ses droits, quelques efforts que nous fassions à le vaincre.

Je Vous demande pardon de mon griffonage et de toutes les balivernes dont je couvre ces feuilles. Mon estime, mon amitié, mon affection doit Vous servir d'éponge; j'ose Vous demander un peu de retour de tous ces sentimens. Le Duc, mes enfans et la Grande Maitresse des coeurs me charge de mille assurences d'amitié, la miene Monsieur fait face à tout étant pour la vie avec toute la considération possible

Monsieur

Votre très affectionée amie et servante

LDdG