1756-08-26, de Marie Françoise Dumesnil à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Je sçais apprécier l'éloge que vous me faites sur Semiramis: l'homage doit être entier pour son sublime auteur. Je me trouve heureuse d'avoir, par mes faibles talens, fait perdre l'idée et les projets faits pour m'ôter les moyens de lui plaire et de lui prouver combien je l'aime. Je suis née simple, de bonne foy, susceptible d'attachement et incapable de manœuvres, mais non pas sans pénétration. J'ai ignoré longtemps toutes celles qui se sont faites contre moy en différents genres, quoi qu'elles tendissent toutes à ternirent mes mœurs et mes talents. Je croyais que ma façon de vivre, mon exactitude à remplir mes devoirs, toutes les preuves de zèle que j'ai données, tous les torts généraux et particuliers de ma société que j'ai réparé mille fois, et passé sous silence, me mettaient à l'abri de la cabale, d'insulte et de tout désagrément. J'ai vu mon erreur par des preuves convaincantes; j'en ay gémi, sans pouvoir prendre sur mon cœur de me défendre avec les mêmes armes, quelque beau que fût le champ de bataille. Je n'ignore rien aujourd'hui de ce que l'on a fait pour me nuire, je connais les manœuvres et les auteurs, et je prouveray tout ce qu'il m'échapera de dire. Jugez, Monsieur, vous dont l'âme est si bonne, quoi qu'on l'ait parfois séduitte aussy, du venin répandu sur la mienne. Je puis, après dix neufs années de travaux, me défaire de plusieurs rôles subalternes. C'est un droit d'ancienneté. L'on peut juger de la valeur des dits rôles par le refus que les grandes actrices en font, actrices qui ont des secours dont je ne me suis jamais servi. Dans le nombre est celui de Salomé. La piesce est sy supérieurement jouée qu'elle n'a pas besoin du secours de talens que l'on a pas jugé dignes d'Idamé, et dont on doutait pour la reprise de Sémiramis. Un remord, ou un mouvement d'amitié a engagé à m'en faire l'aveu. J'ay seu dans ce moment plus que je ne voulois, et ma plus vive douleur fut la preuve que je relevois de votre injustice. L'aveu en fut public. Qu'ai-je fait, Monsieur, pour vous déplaire, et se peut-il que M. D'Argental, passant sa vie au spectacle, fait pour le juger par ses lumières, pour le protéger par son crédit, puisse se laisser séduire pour nuire à quelqu'un de recommandable par sa façon de penser, par ses talens, et surtout par son attachement pour lui et son sublime amy? Je frémis, Monsieur, en lisant dans votre billet des assurances d'amitié. Vous me privés des rôles qui pourroient m'aider à cultiver mes talens, et vous insistés, pour m'en faire jouer un misérable? Vous avez donc, malgré vos injustices, conservé une grande idée de mon cœur et de mon attachement pour vous et pour M. de Voltaire? Je puis aujourd'hui me soustraire à toute tirannie: je touche au moment où les honnestes gens, toujours malheureux dans notre infâme tripot, sont prêts à secouer le joug; mais je me plais à faire bien. Je me suis déclaré ne vouloir point jouer sa Rome, ny beaucoup d'autres. Sy je me rendois pour celui-là, l'on me tourmenteroit pour les autres, et je ne veux pas me mettre dans ce cas. Mes complaisances jusqu'ici m'ont coûté trop cher. Obtenez moy, Monsieur, un ordre par lequel mes supérieurs approuve que je remette à mes camarades quelques rôles qui me déplaisent. Je jouerai sa Rome, et quelques autres rôles, bons ou mauvais qu'ils soient, si M. de Voltaire en est l'auteur, malgré tous mes ressentiments. Je ne puis mieux luy prouver, ainsy qu'à vous, le sincère attachement avec lequel j'ay l'honneur d'estre,

Monsieur,

Votre très humble, très obéissante servante
Dumesnil