le 18 Aoust 1756
Vos deux derniers Poèmes, Monsieur, me sont parvenus dans ma solitude, et quoique tous mes amis connoissent l'amour que j'ai pour vos Ecrits, je ne sais de quelle part ceux-ci me pourroient venir, à moins que ce ne soit de la vôtre.
J'y ai trouvé le plaisir avec l'instruction, et reconnu la main du maître: Ainsi je crois vous devoir remercier à la fois de l'Exemplaire et de l'Ouvrage. Je ne vous dirai pas que tout m'en paroisse également bon, mais les choses qui m'y déplaisent ne font que m'inspirer plus de confiance pour celles qui me transportent; Ce n'est pas sans peine que je défends quelquefois ma raison contre les charmes de vôtre Poésie, mais c'est pour rendre mon admiration plus digne de vos ouvrages, que je m'efforce de n'y pas tout admirer.
Je ferai plus, Monsieur; je vous dirai sans détour, non les beautés que j'ai cru sentir dans ces deux Poëmes, la tâche effrayeroit ma paresse, ni même les défauts qu'y remarqueront peut être de plus habiles gens que moi, mais les déplaisirs qui troublent en cet instant le goût que je prenois à vos leçons, et je vous les dirai encore attendri d'une prémiére lecture où mon cœur écoutoit avidement le vôtre, vous aimant comme mon frère, vous honorant comme mon Maître, me flatant enfin que vous reconnoitrez dans mes intentions la franchise d'une âme droite, et dans mes discours le ton d'un ami de la vérité qui parle à un philosophe. D'ailleurs, plus vôtre second Poème m'enchante, plus je prends librement parti contre le premier, car si vous n'avez pas craint de vous opposer à vous même, pourquoi craindrois-je d'être de vôtre avis? Je dois croire que vous ne tenez pas beaucoup à des sentimens que vous réfutez si bien.
Tous mes griefs sont donc contre vôtre Poème sur le désastre de Lisbonne, par ce que j'en attendois des effets plus dignes de l'humanité qui paroit vous l'avoir inspiré. Vous reprochez à Pope et à Leibniz d'insulter à nos maux en soutenant que tout est bien, et vous chargés tellement le Tableau de nos miséres que vous en aggravez le sentiment: Au lieu des consolations que j'espérois, vous ne faites que m'affliger; on diroit que vous craignez que je ne voye pas assés combien je suis malheureux, et vous croiriez, ce semble, me tranquiliser beaucoup en me prouvant que tout est mal.
Ne vous y trompez pas, Monsieur, il arrive tout le contraire de ce que vous vous proposez. Cet optimisme que vous trouvez si cruel me console pourtant dans les mêmes douleurs que vous me peignez comme insuportables. Le Poëme de Pope adoucit mes maux et me porte à la patience, le vôtre aigrit mes peines, m'excite au murmure, et m'ôtant tous hors une espérance ébranlée, il me réduit au désespoir. Dans cette étrange oposition qui régne entre ce que vous prouvez et ce que j'éprouve, calmez la perpléxité qui m'agite et dites moi qui s'abuse, du sentiment ou de la raison.
'Homme, prend patience' me disent Pope et Leibniz, 'tes maux sont un effet nécessaire de ta nature et de la constitution de cet univers. L'Etre éternel et bienfaisant qui le gouverne eût voulu t'en garantir: de toutes les Economies possibles il a choisi celle qui réunissoit le moins de mal et le plus de bien, ou pour dire la même chose encore plus cruement s'il le faut, s'il n'a pas mieux fait c'est qu'il ne pouvoit mieux faire.[']
Que me dit maintenant vôtre Poëme? 'Souffre à jamais, malheureux. S'il est un Dieu qui t'ait créé, sans doute il est tout puissant, il pouvoit prévénir tous tes maux; n'espére donc jamais qu'ils finissent; car on ne sauroit voir pourquoi tu existes, si ce n'est pour souffrir et mourir.' Je ne sais ce qu'une pareille doctrine peut avoir de plus consolant que l'Optimisme et que la fatalité même: Pour moi, j'avoüe qu'elle me paroit plus cruelle encore que le Manicheïsme. Si l'embarras de l'origine du mal vous forçoit d'altérer quelqu'une des perfections de Dieu, pourquoi vouloir justifier sa puissance aux dépends de sa bonté? S'il faut choisir entre deux erreurs, j'aime encore mieux la premiére.
Vous ne voulez pas, Monsieur, qu'on regarde vôtre ouvrage comme un Poëme contre la providence, et je me garderai bien de lui donner ce nom, quoique vous ayez qualifié de Livre contre le genre humain un écrit où je plaidois la cause du genre humain contre lui même. Je sais la distinction qu'il faut faire entre les intentions d'un auteur et les conséquences qui peuvent se tirer de sa doctrine. La juste deffense de moi-même m'oblige seulement à vous faire observer qu'en peignant les miséres humaines, mon but étoit excusable et même louable à ce que je crois: car je montrois aux hommes comment ils faisoient leurs malheurs eux-mêmes et par conséquent comment ils les pouvoient éviter.
Je ne vois pas qu'on puisse chercher la source du mal moral ailleurs que dans l'homme libre, perfectionné, partant corrompu; et quant aux maux physiques, si la matiére sensible et impassible est une contradiction comme il me le semble, ils sont inévitables dans tout sistême dont l'homme fait partie et alors la question n'est point pourquoi l'homme n'est pas parfaitement heureux, mais pourquoi il existe. De plus, je crois avoir montré qu'excepté la mort qui n'est presque un mal que par les préparatifs dont on la fait précéder, la plus part de nos maux physiques sont encore nôtre ouvrage. Sans quitter vôtre sujet de Lisbonne convenez par exemple que la nature n'avoit point rassemblé là vingt mille maisons de six à sept étages et que si les habitans de cette grande ville eussent été dispersés plus également et plus légérement logés, le dégât eût été beaucoup moindre et peut être nul. Tout eû fui au premier ébranlement, et on les eût vus le lendemain à vingt lieues de là tout aussi gais que s'il n'étoit rien arrivé. Mais il faut rester, s'opiniâtrer autour des Mazures, s'exposer à de nouvelles secousses par ce que ce qu'on laisse vaut mieux que ce qu'on peut emporter. Combien de malheureux ont péri dans ce désastre pour vouloir prendre l'un ses habits, l'autre ses papiers, l'autre son argent? Ne sait-on pas que la personne de chaque homme est devenüe la moindre partie de lui même, et que ce n'est presque pas la peine de la sauver quand on a perdu tout le reste?
Vous auriez voulu que le tremblement se fût fait au fond d'un désert plustôt qu'à Lisbonne. Peut-on douter qu'il ne s'en forme aussi dans les déserts? mais nous n'en parlons point, parce qu'ils ne font aucun mal aux Messieurs des Villes, les seuls hommes dont nous tenions compte. Ils en font peu même aux animaux et sauvages qui habitent épars ces lieux retirez, et qui ne craignent ni la chute des toits ni l'embrasement des maisons. Mais que signifieroit un pareil privilège? Seroit ce donc à dire que l'ordre du monde doit changer selon nos caprices, que la nature doit être soumise à nos loix, et que pour lui interdire un tremblement de terre en quelque lieu, nous n'avons qu'à y bâtir une ville?
Il y a des événemens qui nous frapent souvent plus ou moins selon les faces par les quelles on les considére, et qui perdent beaucoup de l'horreur qu'ils inspirent au prémier aspect, quand on veut les éxaminer de près. J'ai appris dans Zadig, et la nature me confirme de jour en jour qu'une mort accélérée n'est pas toujours un mal réel, et qu'elle peut quelquefois passer pour un bien rélatif. De tant d'hommes écrasés sous les ruines de Lisbonne, plusieurs sans doute, ont évité de plus grands malheurs, et malgré ce qu'une pareille description a de touchant et fournit à la poésie, il n'est pas sûr qu'un seul de ces infortunés ait plus souffert que si selon le cours ordinaire des choses il eût attendu dans de longues angoisses la mort qui l'est venu surprendre. Est-il une fin plus triste que celle d'un mourant qu'on accable de soins inutiles, qu'un notaire et des héritiers ne laissent pas respirer, que les médecins assassinent dans son lit à leur aise, et à qui des Prêtres barbares font avec art savourer la mort? Pour moi, je vois partout que les maux auxquels nous assujetit la nature sont moins cruels que ceux que nous y ajoûtons.
Mais quelque ingénieux que nous puissions être à fomenter nos miséres à force de belles institutions, nous n'avons pu jusqu'à présent nous perfectionner au point de nous rendre généralement la vie à charge et de préférer le néant à nôtre existence, sans quoi le découragement et le désespoir se seroient bientôt emparés du plus grand nombre, et le genre humain n'eût pu subsister longtems. Or s'il est mieux pour nous d'être que de n'être pas, c'en seroit assés pour justifier nôtre existence, quand même nous n'aurions aucun dédomagement à attendre des maux que nous avons à souffrir, et que ces maux seroient aussi grands que vous les dépeignez. Mais il est difficile de trouver sur ce point de la bonne foi chez les hommes et de bons calculs chez les Philosophes, parce que ceux-ci, dans la comparaison des biens et des maux oublient toujours le doux sentiment de l'existence, indépendant de toute autre sensation, et que la vanité de mépriser la mort engage les autres à calomnier la vie, à peu près comme ces femmes qui avec une robe tachée et des ciseaux prétendent aimer mieux des trous que des taches.
Vous pensez avec Erasme que peu de gens voudroient renaitre aux mêmes conditions qu'ils ont vécu; mais tel tient sa marchandise fort haute, qui en rabbatroit beaucoup s'il avoit quelque espoir de conclurre le marché. D'ailleurs, qui dois-je croire que vous avez consulté sur cela? des riches, peutêtre; rassasiez de faux plaisirs, mais ignorant les véritables; toujours ennuyez de la vie et toujours tremblans de la perdre. Peut-être des Gens-de Lettres, de tous les ordres d'hommes le plus sédentaire, le plus mal sain, le plus réfléchissant, et par conséquent le plus malheureux? Voulez-vous trouver des hommes de meilleure composition, ou du moins, communément plus sincéres, et qui formant le plus grand nombre doivent au moins pour cela, être écoutés par préférence? Consultéz un honnête Bourgeois qui aura passé une vie obscure et tranquille, sans projets et sans ambition; un bon artisan qui vit commodément de son métier; un Paysan même, non de France où l'on prétend qu'il faut les faire mourir de misére afin qu'ils nous fassent vivre, mais du païs, par exemple où vous étes et généralement de tout païs libre. J'ose poser en fait qu'il n'y a peut-être pas dans le haut Valais un seul montagnard mécontent de sa vie presque automate et qui n'acceptât volontiers, au lieu même du paradis qu'il attend et qui lui est dû le marché de renaitre sans cesse pour végéter ainsi perpétuellement. Ces différences me font croire que c'est souvent l'abus que nous faisons de la vie qui nous la rend à charge, et j'ai bien moins bonne opinion de ceux qui sont fâchés d'avoir vécu que de celui qui peut dire avec Caton: Nec me vixisse poenitet, quoniam ita vixi, ut frustra me natum non existimem. Cela n'empêche pas que le sage ne puisse quelquefois déloger volontairement, sans murmure et sans désespoir, quand la nature ou la fortune lui portent bien distinctement l'ordre du départ. Mais selon le cours ordinaire des choses, de quelques maux que soit semée la vie humaine, elle n'est pas à tout prendre un mauvais présent et si ce n'est pas toujours un mal de mourir, c'en est fort rarement un de vivre.
Nos différentes maniéres de penser sur tous ces points m'apprennent pourquoi plusieurs de vos preuves sont peu concluantes pour moi: car je n'ignore pas combien la raison humaine prend plus facilement le moule de nos opinions que celui de la vérité, et qu'entre deux hommes d'avis contraire ce que l'un croit démontré n'est souvent qu'un sophisme pour l'autre.
Quand vous attaquez, par exemple, la chaine des Etres si bien décrite par Pope, vous dites qu'il n'est pas vrai que si l'on ôtoit un atome du monde le monde ne pourroit subsister. Vous citez là dessus M. de Crouzas, puis vous ajoutez que la nature n'est asservie à aucune mesure précise ni à aucune forme précise, que nulle Planette ne se meut dans une courbe absolument réguliére, que nul être connu n'est d'une figure précisément mathématique, que nulle quantité précise n'est requise pour nulle opération, que la nature n'agit jamais rigoureusement, qu'ainsi on n'a aucune raison d'assurer qu'un atôme de moins sur la terre seroit la cause de la destruction de la terre. Je vous avoüe que sur tout cela, Monsieur, je suis plus frappé de la force de l'assertion que de celle du raisonnement et qu'en cette occasion je céderois avec plus de confiance à votre autorité qu'à vos preuves.
A l'égard de M. de Crouzas, je n'ai point lu son écrit contre Pope et ne suis peut être pas en état de l'entendre; mais ce qu'il y a de très certain, c'est que je ne lui céderai pas ce que je vous aurai disputé et que j'ai tout aussi peu de foi à ses preuves qu'à son autorité. Loin de penser que la nature ne soit point asservie à la précision des quantités et des figures, je croirois tout au contraire qu'elle seule suit à la rigueur cette précision, parce qu'elle seule sait comparer exactement les fins et les moyens et mesurer la force à la résistance. Quant à ces irrégularités prétendues, peut-on douter qu'elles n'aient toutes leur cause physique et suffit-il de ne la pas appercevoir pour nier qu'elle existe? Ces apparentes irrégularités viennent sans doute de quelques loix que nous ignorons et que la nature suit tout aussi fidellement que celles qui nous sont connues, de quelque agent que nous n'appercevons pas et dont l'obstacle ou le concours a des mesures fixes dans toutes ses opérations, autrement il faudroit dire nettement qu'il y a des actions sans principes et des effets sans cause, ce qui répugne à toutte philosophie.
Supposons deux poids en équilibre et pourtant inégaux; qu'on ajoûte au plus petit la quantité dont ils différent; ou les deux poids resteront encore en équilibre et l'on aura une cause sans effet, ou l'équilibre sera rompu et l'on aura un effet sans cause; mais si les poids étoient de fer et qu'il y eût un grain d'aimant caché sous l'un des deux, la précision de la nature lui ôteroit alors l'apparence de la précision, et à force d'exactitude, elle paroitroit en manquer. Il n'y a pas une figure, pas une opération, pas une loi dans le monde physique à laquelle on ne puisse appliquer quelque éxemple semblable à celui que je viens de proposer sur la pesanteur.
Vous dites que nul être connu n'est d'une figure précisément mathématique; je vous demande, Monsieur, s'il y a quelque figure qui ne le soit pas, et si la courbe la plus bizarre n'est pas aussi régulière aux yeux de la nature qu'un cercle parfait aux nôtres. J'imagine, au reste, que si quelque corps pouvoit avoir cette apparente régularité ce ne seroit que l'univers même en le supposant plein et borné. Car les figures mathématiques n'étant que des abstractions, n'ont de rapport qu'à elles mêmes, au lieu que toutes celles des corps naturels sont relatives à d'autres corps et à des mouvemens qui les modifient; ainsi cela ne prouveroit encore rien contre la précision de la nature, quand me nous serions d'accord sur ce que vous entendez par ce mot de précision.
Vous distinguez les événemens qui ont des effets de ceux qui n'en ont point; je doute que cette distinction soit solide. Tout événemt me semble avoir nécessairement quelque effet, ou moral, ou physique, ou composé des deux, mais qu'on n'apperçoit pas toujours, par ce que la filiation des événemens est encore plus difficile à suivre que celle des hommes. Comme, en général, on ne doit pas chercher des effets plus considérables que les événemens qui les produisent, la petitesse des causes rend souvent l'examen ridicule, quoique les effets soient certains, et souvent aussi plusieurs effets presque imperceptibles se réunissent pour produire un événement considérable. Ajoutez que tel effet ne laisse pas d'avoir lieu quoiqu'il agisse hors du corps qui l'a produit. Ainsi la poussiére qu'élève un carrosse peut ne rien faire à la marche de la voiture et influer sur celle du monde. Mais comme il n'y a rien d'étranger à l'univers, tout ce qui s'y fait agit nécessairement sur l'univers même.
Ainsi, Monsieur, vos éxemples me paroissent plus ingénieux que convaincants. Je vois mille raisons plausibles pourquoi il n'étoit peut être pas indifférent à l'Europe qu'un certain jour l'héritiére de Bourgogne fût bien ou mal coeffée, ni au destin de Rome que Cesar tournât les yeux à droite ou à gauche et crachât de l'un ou de l'autre côté en allant au sénat le jour qu'il y fut puni. En un mot, en me rappellant le grain de sable cité par Pascal, je suis à quelques égards de l'avis de vôtre Bramine, et de quelque manière qu'on envisage les choses, si tous les événemens n'ont pas des effets sensibles, il me paroit incontestable que tous en ont de réels dont l'esprit humain perd aisément le fil, mais qui ne sont jamais confondus par la nature.
Vous dites qu'il est démontré que les corps célestes font leur révolution dans l'espace non résistant; c'étoit assurément une belle chose à démontrer; mais selon la coutume des ignorans j'ai très peu de foi aux démonstrations qui passent ma portée. J'imaginerois que pour bâtir celle-ci l'on auroit à peu près raisonné de cette maniére. Telle force agissant selon telle loi doit donner aux astres tel mouvement dans un milieu non résistant; or les astres ont exactement le mouvement calculé, donc il n'y a point de résistance. Mais qui peut savoir s'il n'y a pas, peut être, un million d'autres loix possibles, sans compter la véritable, selon lesquelles les mêmes mouvemens s'expliqueroient mieux encore dans un fluide que dans le vuide par celle-ci? L'horreur du vuide n'a t'elle pas longtems expliqué la plus part des effets qu'on a depuis attribués à l'action de l'air? D'autres expériences ayant ensuite détruit l'horreur du vuide tout ne s'est il pas trouvé plein? N'a t-on pas rétabli le vuide sur de nouveaux calculs? Qui nous répondra qu'un sistême encore plus exact ne le détruira pas derechef? Laissons les difficultés sans nombre qu'un physicien feroit peut être sur la nature de la lumiére et des espaces éclairés; mais croyez vous de bonne foi que Bayle, dont j'admire avec vous la sagesse et la retenue en matiére d'opinions, eût trouvé la vôtre si démontrée? En général, il semble que les sceptiques s'oublient un peu si tôt qu'ils prennent le ton dogmatique, et qu'ils devroient user plus sobrement que personne du terme de démontrer. Le moyen d'être cru quand on se vante de ne rien savoir, en affirmant tant de choses!
Au reste, vous avez fait un correctif très juste au sistéme de Pope, en observant qu'il n'y a aucune gradation proportionnelle entre les Créatures et le Créateur, et que si la chaine des Etres créés aboutit à Dieu, c'est par ce qu'il la tient, et non par ce qu'il la termine.
Sur le bien du tout préférable à celui de sa partie, vous faites dire à l'homme: je dois être aussi cher à mon maitre, moi être pensant et sentant, que les planétes qui probablement ne sentent point. Sans doute cet univers matériel ne doit pas être plus cher à son auteur qu'un seul Etre pensant et sentant; Mais le systême de cet Univers qui produit, conserve et perpétue tous les Etres pensans et sentans lui doit être plus cher qu'un seul de ces êtres; il peut donc, malgré sa bonté, ou plus tôt par sa bonté même sacrifier quelque chose du bonheur des individus à la conservation du tout. Je crois, j'espère valoir mieux aux yeux de Dieu que la terre d'une planette, mais si les planettes sont habitées, comme il est probable, pourquoi vaudrois-je mieux à ses yeux que tous les habitans de Saturne? On a beau tourner ces idées en ridicule, il est certain que toutes les analogies sont pour cette population et qu'il n'y a que l'orgueil humain qui soit contre. Or cette population supposée, la conservation de l'Univers semble avoir pour Dieu même une moralité qui se multiplie par le nombre des mondes habités.
Que le cadavre d'un homme nourrisse des vers, des loups, ou des plantes, ce n'est pas, je l'avoüe, un dédommagement de la mort de cet homme; mais si dans le système de cet Univers il est nécessaire à la conservation du genre humain qu'il y ait une circulation de substance entre les hommes, les animaux et les végétaux, alors le mal particulier d'un individu contribue au bien général. Je meurs, je suis mangé des vers, mais mes enfans, mes fréres vivront comme j'ai vécu, mon cadavre engraisse la terre dont ils mangeront les productions et je fais par l'ordre de la nature et pour tous les hommes ce que firent volontairement Codrus, Curtius, les Decies, les Philenes et mille autres pour une petite partie des hommes.
Pour revenir, Monsieur, au sistême que vous attaquez, je crois qu'on ne peut l'éxaminer convénablement sans distinguer avec soin le mal particulier, dont aucun philosophe n'a jamais nié l'existence, du mal général que nie l'optimiste. Il n'est pas question de savoir si chacun de nous souffre ou non, mais s'il étoit bon que l'Univers fût, et si nos maux étoient inévitables dans sa constitution. Ainsi l'addition d'un article rendroit ce semble la proposition plus exacte et au lieu de tout est bien il vaudroit peut-être mieux dire, le tout est bien, ou, tout est bien pour le tout. Alors il est très évident qu'aucun homme ne sauroit donner de preuves directes ni pour ni contre, car ces preuves dépendent d'une connoissance parfaitte de la constitution du monde et du but de son auteur et cette connoissance est incontestablement au dessus de l'intelligence humaine. Les vrais principes de l'optimisme ne peuvent se tirer ni des propriétés de la matiére ni de la mécanique de l'univers, mais seulement par induction des perfections de Dieu qui préside à tout: de sorte qu'on ne prouve pas l'existence de Dieu par le sistême de Pope, mais le sistême de Pope par l'éxistence de Dieu, et c'est sans contredit de la question de la providence qu'est dérivée celle de l'origine du mal. Que si ces deux questions n'ont pas été mieux traittées l'une que l'autre c'est qu'on a toujours si mal raisonné sur la providence que ce qu'on en a dit d'absurde a fort embrouillé tous les corollaires qu'on pouvoit tirer de ce grand et consolant dogme.
Les premiers qui ont gâté la cause de Dieu sont les Prêtres et les dévots qui ne souffrent pas que rien se fasse selon l'ordre établi, mais font toujours intervenir la justice divine à des événemens purement naturels, et pour être sûrs de leur fait punissent et châtient les méchans, éprouvent ou récompensent les bons indifféremment avec des biens ou des maux selon l'événement. Je ne sais, pour moi, si c'est une bonne Théologie; mais je trouve que c'est une mauvaise maniére de raisonner, de fonder indifféremment sur le pour et le contre, les preuves de la providence, et de lui attribuer sans choix tout ce qui se feroit également sans elle.
Les Philosophes à leur tour ne me paroissent guéres plus raisonnables, quand je les vois s'en prendre au ciel de ce qu'ils ne sont pas impassibles, crier que tout est perdu quand ils ont mal aux dents ou qu'ils sont pauvres ou qu'on les vole, et charger Dieu, comme dit Seneque, de la garde de leur valise. Si quelque accident tragique eût fait périr Cartouche ou Cesar dans leur enfance, on auroit dit, quel crime avoient-ils commis? Ces deux brigands ont vécu, et nous disons, pourquoi les avoir laissé-vivre? Au contraire un dévot dira dans le prémier cas, Dieu vouloit punir le pére en lui ôtant son enfant, et dans le second, Dieu conservoit l'enfant pour le châtiment du Peuple. Ainsi, quelque parti qu'ait pris la nature, la providence a toujours raison chez les dévots et toujours tort chez les philosophes. Peut-être dans l'ordre des choses humaines n'a-t-elle ni tort ni raison parce que tout tient à la loi commune et qu'il n'y a d'exception pour personne. Il est à croire que les événemens particuliers ne sont rien aux yeux du maitre de l'Univers; que sa providence est seulement universelle; qu'il se contente de conserver les genres et les espéces et de présider au tout sans s'inquiéter de la maniére dont chaque individu passe cette courte vie. Un Roi sage qui veut que chacun vive heureux dans ses Etats a-t-il besoin de s'informer si les cabarets y sont bons? Le passant murmure une nuit quand ils sont mauvais, et rit tout le reste de ses jours d'une impatience aussi déplacée, Commorandi enim natura diversorium nobis, non habitandi dedit.
Pour penser juste à cet égard il semble que les choses devroient être considérées relativement dans l'ordre physique et absolument dans l'ordre moral: la plus grande idée que je puis me faire de la providence est que chaque être matériel soit disposé le mieux qu'il est possible par raport au tout et chaque être intelligent et sensible le mieux qu'il est possible par raport à lui même; ce qui signifie en d'autres termes que pour qui sent son existence il vaut mieux exister que ne pas exister. Mais il faut appliquer cette régle à la durée totale de chaque être sensible, et non à quelque instant particulier de sa durée tel que la vie humaine, ce qui montre combien la question de la providence tient à celle de l'immortalité de l'âme que j'ai le bonheur de croire, sans ignorer que la raison peut en douter, et à celle de l'éternité des peines que ni vous, ni moi, ni jamais homme pensant bien de Dieu ne croirons jamais.
Si je raméne ces questions diverses à leur principe commun, il me semble qu'elles se rapportent toutes à celle de l'existence de Dieu. Si Dieu existe, il est parfait; s'il est parfait, il est sage, puissant et juste; s'il est sage et puissant tout est bien; s'il est juste et puissant, mon âme est immortelle; si mon âme est immortelle, trente ans de vie ne sont rien pour moi et sont peut être nécessaires au maintient de l'univers. Si l'on m'accorde la prémiére proposition jamais on n'ébranlera les suivantes, si on la nie il ne faut point disputer sur ses conséquences.
Nous ne sommes ni l'un ni l'autre dans ce dernier cas. Bien loin du moins que je puisse rien présumer de semblable de vôtre part en lisant le recueil de vos oeuvres, la plus part m'offrent les idées les plus grandes, les plus douces, les plus consolantes de la divinité, et j'aime bien mieux un chrétien de vôtre façon que de celle de la Sorbonne.
Quant à moi, je vous avoüerai naivement que ni le pour ni le contre ne me paroissent démontrés sur ce point par les lumiéres de la raison, et que si le Théïste ne fonde son sentiment que sur des proba[bi]lités, l'Athée moins précis encore ne me paroit fonder le sien que sur des possibilités contraires. De plus, les objections de part et d'autre sont toujours insolubles parce qu'elles roulent sur des choses dont les hommes n'ont point de véritable idée. Je conviens de tout cela, et pourtant je crois en Dieu tout aussi fortement que je croye aucune autre vérité, parce que croire et ne croire pas sont les choses du monde qui dépendent le moins de moi, que l'état de doute est un état trop violent pour mon âme, que quand ma raison flote ma foi ne peut rester longtems en suspends et se détermine sans elle, qu'enfin mille sujets de préférence m'attirent du côté le plus consolant, et joignent le poids de l'espérance à l'équilibre de la raison.
Voilà donc une vérité dont nous partons tous deux, à l'apui de laquelle vous sentez combien l'optimisme est facile à deffendre et la providence à justifier, et ce n'est pas à vous qu'il faut répéter les raisonnemens rebatus mais solides qui ont été faits si souvent à ce sujet. A l'égard des philosophes qui ne conviennent pas du principe, il ne faut point disputer avec eux sur ces matiéres par ce que ce qui n'est qu'une preuve de sentiment pour nous ne peut devenir pour eux une démonstration, et que ce n'est pas un discours raisonable de dire à un homme, vous devez croire ceci par ce que je le crois. Eux de leur côté ne doivent point non plus disputer avec nous sur ces mêmes matiéres, par ce qu'elles ne sont que des corrollaires de la proposition principale qu'un adversaire honnête ose à peine leur opposer, et qu'à leur tour ils auroient tort d'éxiger qu'on leur prouvât la corollaire indépendamment de la proposition qui lui sert de base. Je pense qu'ils ne le doivent pas encore par une autre raison, c'est qu'il y a de l'inhumanité à troubler les âmes paisibles et à désoler les hommes à pure perte quand ce qu'on veut leur apprendre n'est ni certain ni utile. Je pense en un mot qu'à votre exemple on ne sauroit attaquer trop fortement la superstition qui trouble la société, ni trop respecter la Religion qui la soutient.
Mais je suis indigné comme vous que la foi de chacun ne soit pas dans la plus parfaite liberté et que l'homme ose controller l'intérieur des consciences où il ne sauroit pénétrer, comme s'il dépendoit de nous de croire ou de ne pas croire dans des matiéres où la démonstration n'a point lieu, et qu'on pût jamais asservir la raison à l'autorité. Les Rois de ce monde ont-ils donc quelque inspection dans l'autre, et sont-ils en droit de tourmenter leurs sujets ici bas pour les forcer d'aller en paradis? Non, tout gouvernement humain se borne par sa nature aux devoirs civils, et quoi qu'en ait pu dire le sophiste Hobbes, quand un homme sert bien l'Etat il ne doit compte à personne de la maniére dont il sert Dieu.
J'ignore si cet Etre juste ne punira point un jour toute Tyrannie exercée en son nom; je suis bien sûr au moins qu'il ne la partagera pas, et ne refusera le bonheur éternel à nul incrédule vertueux et de bonne foi. Puis je sans offenser sa bonté et même sa justice douter qu'un coeur droit ne rachette une erreur involontaire, et que des moeurs irréprochables ne vaillent bien mille cultes bizarres prescrits par les hommes et rejettés par la raison? Je dirai plus; si je pouvois à mon choix acheter les oeuvres au dépends de ma foi, et compenser à force de vertu mon incrédulité supposée, je ne balancerois pas un instant; et j'aimerois mieux pouvoir dire à Dieu, J'ai fait sans songer à toi le bien qui t'est agréable et mon coeur suivoit la volonté sans la connoitre, que de lui dire comme il faudra que je fasse un jour,je t'aimois, et n'ai cessé de t'offenser; je t'ai connu et n'ai rien fait pour te plaire.
Il y a, je l'avoüe, une sorte de profession de foi que les loix peuvent imposer, mais hors les principes de la morale et du droit naturel elle doit être purement négative, par ce qu'il peut exister des Religions qui attaquent les fondemens de la société et qu'il faut commencer par exterminer ces Religions pour assurer la paix de l'Etat. De ces dogmes à proscrire l'intolérance est sans difficulté le plus odieux, mais il faut la prendre à sa source, car les fanatiques les plus sanguinaires changent de langage selon la fortune et ne prêchent que patience et douceur quand ils ne sont pas les plus forts. Ainsi j'appelle intolérant par principe tout homme qui s'imagine qu'on ne peut être homme de bien sans croire tout ce qu'il croit et danne impitoyable[ment] ceux qui ne pensent pas comme lui. En effet, les fidelles sont rarement d'humeur à laisser les réprouvés en paix dans ce monde, et un saint qui croit vivre avec des dannés anticipe volontiers sur le métier du Diable. Que, s'il y avoit des incrédules intolérans qui voulussent forcer le peuple à ne rien croire, je ne les bannirois pas moins sévérement que ceux qui le veulent forcer à croire tout ce qu'il leur plait. Car on voit au zèle de leurs décisions, à l'amertume de leurs sottises qu'il ne leur manque que d'être les maitres pour persécuter tout aussi cruellement les croyans qu'ils sont eux-mêmes persécutés par les fanatiques. Où est l'homme paisible et doux qui trouve bon qu'on ne pense pas comme lui? Cet homme ne se trouvera sûrement jamais parmi les dévots et il est encore à trouver parmi les philosophes.
Je Voudrois donc qu'on eût dans chaque Etat un Code moral ou une espéce de profession de foi civile qui contint positivement les maximes sociales que chacun seroit tenu d'admettre, et négativemt les maximes fanatiques qu'on seroit tenu de rejetter, non comme impies, mais comme séditieuses. Ainsi toute religion qui pourroit s'accorder avec le code seroit admise, toute Religion qui ne s'y accorderoit pas seroit proscritte, et chacun seroit libre de n'en avoir point d'autre que le code même. Cet ouvrage, fait avec soin, seroit ce me semble le livre le plus utile qui jamais ait été composé, et peut être le seul nécessaire aux hommes. Voilà, Monsieur, un sujet pour vous; je souhaiterois passionnément que vous voulussiez entreprendre cet ouvrage, et l'embellir de vôtre poésie afin que chacun pouvant l'apprendre aisément il portât dès l'enfance dans tous les coeurs ces sentimens de douceur et d'humanité qui brillent dans vos écrits et qui manquèrent toujours aux dévots. Je vous exhorte à méditer ce projet qui doit plaire au moins à vôtre âme. Vous nous avez donné dans vôtre poème sur la Religion naturelle le cathéchisme de l'homme, donnez nous maintenant dans celui que je vous propose le cathéchisme du citoyen. C'est une matiére à méditer longtems et peut être à réserver pour le dernier de vos ouvrages afin d'achever par un bienfait au genre humain la plus brillante carriére que jamais homme de Lettres ait parcourüe.
Je ne puis m'empêcher, Monsieur, de remarquer à ce propos une opposition bien singuliére entre vous et moi dans le sujet de cette Lettre. Rassasié de gloire et désabusé des vaines grandeurs vous vivez libre au sein de l'abondance; bien sûr de vôtre immortalité, vous philosophez paisiblement sur la nature de l'âme, et si le corps ou le coeur souffre vous avez Tronchin pour Médecin et pour ami; vous ne trouvez, pourtant, que mal sur la terre. Et moi homme obscur, pauvre et tourmenté d'un mal sans reméde, je médite avec plaisir dans ma retraitte et trouve que tout est bien. D'où viennent ces contradictions apparentes? Vous l'avez vous même expliqué; vous jouissez, mais j'espère, et l'espérance embellit tout.
J'ai autant de peine à quiter cette ennuyeuse Lettre que vous en aurez à l'achever. Pardonnez moi, grand homme, un Zèle peut être indiscret, mais qui ne s'épancheroit pas avec vous si je vous estimois moins. A Dieu ne plaise que je veuille offenser celui de mes contemporains dont j'honore le plus les talens et dont les écrits parlent le mieux à mon coeur: mais il s'agit de la cause de la providence dont j'attends tout. Après avoir si longtems puisé dans vos leçons des consolations et du courage, il m'est dur que vous m'ôtiez maintenant tout cela pour ne m'offrir qu'une espérance incertaine et vague, plus tôt come un palliatif actuel que comme un dédomagement à venir. Non, j'ai trop souffert en cette vie pour n'en pas attendre une autre. Toutes les subtilités de la Métaphysique ne me feront pas douter un moment de l'immortalité de l'âme et d'une providence bienfaisante. Je la sens, je la crois, je la veux, je l'espère, je la deffendrai jusqu'à mon dernier soupir, et ce sera de toutes les disputes que j'aurai soutenues la seule où mon intérest ne sera pas oublié.
Je suis avec respect, Monsieur.