à monrion 18février [1756]
J'avais, mon cher philosofe, un cruel redoublement de colique quand j'ay reçu votre lettre.
Ma consolation est donc que je n'aurai pas la colique dans l'autre monde. Vraiment je l'espère bien, et j'en dis un petit mot dans mon sermon. La question ne roule pas sur cet objet d'espérance. Elle tombe uniquement sur cet axiome, ou plustot sur cette plaisanterie, tout est bien àprésent, tout est comme il devait être, et le bonheur général présent résulte des maux présents de chaque être. Or en vérité cela est aussi ridicule que ce beau mot de Possidonius, qui disait à la goutte, tu ne me feras pas avoüer que tu sois un mal.
Les hommes de tous les temps et de touttes les relligions ont si vivement senti le malheur de la nature humaine, qu'ils ont tous dit que l'œuvre de dieu avait été altérée. Ægiptiens, grecs, perses, romains, tous ont imaginé quelque chose d'approchant de la chutte du premier homme. Il faut avouer que l'ouvrage de Pope détruit cette vérité, et que mon petit discours y ramène. Car si tout est bien, si tout a été comme il devait étre, il n'y a donc point de nature déchue. Mais au contraire s'il y a du mal dans le monde, ce mal indique la corruption passée et la réparation à venir. Voylà la conséquence toutte naturelle. Vous me direz que je ne tire pas cette conséquence, que je laisse le lecteur dans la tristesse et dans le doute. Eh bien! il n'y a qu'à ajouter le mot d'espérer à celui d'adorer, et mettre
Mais le fonds de l'ouvrage reste malheureusement d'une vérité incontestable. Le mal est sur la terre, et c'est se moquer de moy que de dire que mille infortunez composent le bonheur. Oui, il y a du mal, et peu d'hommes voudraient recommencer leur carrière, peut être pas un sur cent mille. Et quand on me dit que cela ne pouvait être autrement, on outrage la raison et mes douleurs. Un ouvrier qui a de mauvais matériaux et de mauvais instruments est bien reçu à dire, je n'ay pu faire autrement. Mais mon pauvre Pope, mon pauvre bossu, que j'ay connu, que j'ai aimé, qui t'a dit que dieu ne pouvait te former sans bosse! Tu te mocques de l'histoire de la pomme. Elle est encor, humainement parlant, et faisant toujours abstraction du sacré, elle est plus raisonable que l'optimisme de Leibnits, elle rend raison pourquoy tu es bossu, malade, et un peu malin.
On a besoin d'un dieu qui parle au genre humain. L'optimisme est désespérant. C'est une philosofie cruelle sous un nom consolant. Hélas! si tout est bien quand tout est dans la souffrance, nous pourons donc passer encor dans mille mondes, où l'on soufrira, et où tout sera bien. On ira de malheurs en malheurs, pour être mieux. Et si tout est bien, comment les leibnitiens admettent ils un mieux? Ce mieux n'est il pas une preuve que tout n'est pas bien? Eh! qui ne sait que Leibnits n'attendait pas de mieux? Entre nous, mon cher monsieur, et Leibnits et Shaftsburi, et Bollingbroke et Pope n'ont songé qu'à avoir de l'esprit. Pour moy, je soufre et je le dis; et je vous dis aussi la même vérité que j'ay grande envie d'aller à Berne vous remercier de vos bontez et de celles de M. de Freydenreik. Vous savez touttes les nouvelles, tout est bien en France, Made de Pompadour est dévote, et a pris un jésuitte pour confesseur.