1756-06-14, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louis Eugene von Württemberg, duke of Württemberg.

Un suisse, un solitaire, un de vos serviteurs les plus tendrement attachés, qui ne lit point les gazettes, qui ne sait rien de ce qui se passe dans le monde, sait pourtant que v. a. s. est au milieu des coups de canon dans une île de la Méditerranée qui appartenait autrefois à Vénus, ensuite aux Carthaginois, qui n'était pas faite pour des Anglais, et qui sera bientôt tout entière à m. le mal de Richelieu.
Si vous êtes là, monseigneur, comme je n'en doute point, vous avez très bien fait d'y venir en si bonne compagnie. On ne peut pas toujours être à l'affût d'un canon, ou au bivouac: on ne peut pas toujours exposer sa vie, quelqu'agréable que cela soit. Il y a toujours du temps de reste avec la gloire; et c'est ce qui m'encourage à écrire à votre a. s. Je me donne rarement cet honneur, parce que les plaisirs ne sont pas faits pour moi. Un vieux malade retiré sur les bords d'un lac, n'est plus fait pour entretenir un jeune prince guerrier, quelque philosophe que soit ce prince.

Si dans les moments de relâche que vous donne le siège, vous vous occupez à lire, il paraît depuis peu des Mémoires du feu mis de Torci, dignes d'être lus de votre altesse. Elle y verra un détail vrai et instructif des humiliations que Louis XIV eut à essuyer pendant qu'il demandait grâce aux Hollandais. Vous contribuez actuellement, monseigneur, à une gloire aussi grande que ces abaissements furent tristes.

La Beaumelle, après avoir déterré, je ne sais comment, les lettres de made de Maintenon, en a inondé le public. Vous verrez dans ces lettres, peu de faits, encore moins de philosophie. Le même La Beaumelle a compilé sur des manuscrits six volumes de mémoires pour servir à l'histoire de Louis XIV et de la cour; mais il a mêlé au peu de vérités que ces mémoires contiennent, toutes les faussetés que l'envie de vendre son livre lui a suggérées, et toutes les indécences de son caractère. Peu d'écrivains ont menti plus impudemment.

Je vous dirai la vérité, monseigneur, quand je vous dirai qu'il ne tient qu'à moi d'aller dans un pays où j'ai fait autrefois ma cour à votre altesse, et que ce n'est pas dans ce pays là que je voudrais lui renouveler mes hommages.

Je crois que m. le prince de Beauvau a souvent le bonheur de vous voir. C'est, après vous, monseigneur, celui dont je suis le plus fâché d'être éloigné.

V. a. s. sait à quel point et avec quel tendre respect je lui serai toujours dévoué.