1756-06-10, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louisa Dorothea von Meiningen, duchess of Saxe-Gotha.

Madame,

Que ma personne n'est elle à vos pieds comme mon cœur y est! faudra t'il que je meure sans cette consolation?
Le Roy de Prusse veut bien me rappeller auprès de luy. Mais votre altesse se sait que c'est Gotha seul que je regrette. Les rois font semblant de s'aimer. Ils se le disent dans leurs traittez. Mais il n'y a qu'une souveraine de ma connaissance qui sache se faire aimer véritablement. Les cœurs sont à elle. Les rois n'ont que de l'encens. Il est vray madame que dans ces mémoires de madame de Maintenon dont votre A. Se daigne me parler, l'encens ne brûle guères pour les souverains. La Baumelle déchire un peu les vivants et les morts. Ce qui n'est pas de luy, ce qui est d'un certain évêque d'Agen dont il a pillé les mémoires manuscrits, est légèrement écrit. Ce qui est de la Baumelle est d'un étourdi sans bienséance et sans conséquence, qui veut avoir de l'esprit à tort et à travers. On ne peut concevoir comment un homme qui a eu le bonheur d'être en état de dire des véritez, ayant d'excellents mémoires entre les mains, a pu vomir tant d'impudents mensonges. Il n'y a point de vérité qu'il n'ait défigurée par des calomnies, et point de calomnie qu'il ne débite avec une insolence brutale. Les grands seraient bien à plaindre si la postérité les jugeait sur de tels écrits. Ils sont entre la flatterie et la calomnie, mais la puissance les console.

Je ne sçais si je me trompe madame, mais il me semble qu'il y a plus de vrai bonheur dans une cour comme la vôtre, que dans celles qui mettent deux cent mille hommes sous les armes, et qui quelquefois font naître des millions de murmures, justes, ou injustes. Y a t'il donc quelque chose de préférable à la douceur de gouverner en repos un peuple heureux? il parait que dans les circomstances présentes le peuple anglais ne prétend guères à ce titre d'heureux. Les esprits y paraissent bien divisez. Tous sont réunis sous votre domination madame. Tout y est tranquile. Si je pouvais me traîner, je me trainerais à Gotha. Mon sort est de faire des vœux inutiles. Que votre altesse se et toutte son auguste famille daignent recevoir mon profond respect.

V.