1756-05-03, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louis François Armand Du Plessis, duc de Richelieu.
Depuis près de quarante années
Vous avez été mon Héros;
J'ai présagé vos destinées.
Ainsi quand Achille à Siros
Paraissait se livrer en proye
Aux jeux, aux amours, au repos,
Il devait un jour sur les flots
Porter la flamme devant Troye.
Ainsi quand Phriné dans ses bras
Tenait le jeune Alcibiade,
Phriné ne le possédait pas,
Et son nom fut dans les combats
Egal au nom de Miltiade.
Jadis les amants, les époux
Tremblaient en vous voyant paraître.
Près des belles, et près du maître
Vous aviez fait plus d'un jaloux;
Enfin c'est aux héros de l'être.
C'est rarement que dans Paris
Parmi les festins et les ris
On démêle un grand caractère.
Le préjugé ne conçoit pas
Que celui qui sait l'art de plaire,
Sache aussi sauver les Etats:
Le grand-homme échape au vulgaire.
Mais lorsqu'aux champs de Fontenoy
Il sert sa Patrie et son Roy,
Quand sa main des peuples de Gênes
Déffend les jours, et rompt les chaînes,
Quand aussi prompt que les éclairs
Il chasse les tirans des mers
Des murs de Minorque opprimée,
Alors ceux qui l'ont méconnu,
En parlent comme son armée;
Chacun dit, je l'avais prévu;
Le succès fait la renommée.
Homme aimable, illustre guerrier,
En tout temps l'honneur de la France,
Triomphez de l'anglais altier,
De l'envie, et de l'ignorance.
Je ne sçais si dans Port-Mahon
Vous trouverez un statuaire,
Mais vous n'en avez plus à faire;
Vous avez gravé votre nom
Sur les débris de l'Angleterre,
Il sera béni chez l'Ibère,
Et chéri dans ma nation.
De deux Richelieux sur la terre
Les hauts faits seront admirés;
Déjà tous deux sont comparés,
Et l'on ne sait qui l'on préfère.
Le Cardinal affermissait
Et partageait le rang suprême
D'un maître qui le haïssait,
Vous vengez un Roy qui vous aime.
Le Cardinal fut plus puissant,
Et même un peu trop redoutable;
Vous me paraissez bien plus grand,
Puisque vous étes plus aimable.

Mon héros,

Recevez mon petit compliment; il aura du moins le mérite d'être le premier. Je n'attends pas que les couriers soient arrivez. Il n'y aurait pas grand mérite à vous envoyer de mauvais vers quand tout le monde vous chantera. Je m'y prends à l'avance. C'est mon droit de vous deviner. Je vous crois àprésent dans Port Mahon. Je crois la garnison prisonière de guerre, et si la chose n'est pas faitte quand j'ay l'honneur de vous écrire, elle le sera à la réception de mon petit compliment. Une flotte anglaise peut arriver, eh bien elle sera le témoin de votre triomphe. Enfin pardonnez moy si je me presse, vous vous pressez encor plus d'achever votre expédition. Il y a longtemps que je vous ai entendu dire que vous étiés primesautier.

Pardon monseigneur d'un si énorme bavardage, vous aurez bien autre chose à faire.

V.