aux Délices près de Genêve 16 avril 1756
Vous voyez, Monseigneur, l'excuse de mon long silence dans la liberté que je prens de ne pas écrire de ma main.
Mes yeux ne valent pas mieux que le reste de mon corps. Il faut que vous ayez plus de courage que moi puisque vous écrivez de si jolies lettres avec un rhumatisme, mais c'est que vous avez autant d'esprit que de courage.
Il est vrai, Monseigneur, que je me suis avisé, il y a quelques années, d'argumenter en vers sur la Relligion naturelle avec le Roy de Prusse: c'était tout juste immédiatement avant que lui, et moi chétif, nous fissions l'un et l'autre une petite brêche à cette Relligion naturelle en nous fâchant très-mal à propos; mais il n'est pas rare à la nature humaine de voir le bien et de faire le mal. On a imprimé à Paris ce petit ouvrage depuis quelque temps, mais entièrement défiguré, et on y a joint des fragments d'une Jérémiade sur le désastre de Lisbonne, et d'un éxamen de cet axiome Tout est bien. Toutes ces rêveries viennent d'être recueillies à Genêve: on les a imprimées correctement avec des notes assez curieuses. Si cela peut amuser votre loisir, je donnerai le paquet à mr de Rhodon qui sans doute trouvera des occasions de vous le faire tenir.
Puisque vous me parlez des pêchés de ma jeunesse, je vous assûre que vous n'avez point la véritable Jeanne. Celle qu'on a imprimée, et celles qui courent en manuscrit, ressemblent à toutes les filles qui prennent le beau nom de pucelles sans avoir l'honneur de l'être. Bien des gens à qui le sujet plaisait, se sont avisés de remplir les lacunes. Je peux vous assûrer que le mot de bienaimé n'est pas dans mon Original. Il n'est fait que pour le Cantique des Cantiques. Si mon âge, mes maladies et mes occupations me permettaient de revoir ces anciennes plaisanteries qui ne sont plus pour moi de saison, et si le goût vous en demeurait, je me ferais un plaisir de mettre entre vos mains l'ouvrage tel que je l'ai fait, mais ce n'est pas là une besogne de malade.
Quant à la foule de mes autres sottises, les Frères Cramer en achèvent l'impression à Genêve. Je n'en fais point les honneurs. Ils ont entrepris cette édition à leurs risques et périls, et j'ai eu des raisons pour ne pas vouloir en garder plusieurs exemplaires en ma possession. Ma santé d'ailleurs est dans un état si déplorable que j'évite avec soin tout ce qui pourait entrainer quelque discussion.
Je fais des vœux en qualité de bon français et de serviteur de mr le maréchal de Richelieu pour qu'il arrive dans l'Isle de Minorque avant les anglais, et je crois qu'on a beau jeu quand on part de Toulon et qu'on joue contre des gens qui ne sont pas encor partis de Porsmouth. J'oserais bien penser comme vous, Monseigneur, sur Calais, mais vous avez probablement à la Cour quelque Annibal qui croit qu'on ne peut vaincre les romains que dans Rome.
Pardonnez Monseigneur à un pauvre malade qui peut à peine écrire et qui vous assure de son tendre respect et de son entier dévouement.
V.