Lausanne ce 27 Mars 1756
Monsieur,
… Je reçois à l'heure même une lettre de notre très Cher amy Monsieur l'ancien Ballif Sinnet, qui m'a fait comme tous les bijoux rares le plus grand plaisir.
Il m'y apprend entr'autres la singulière méprise de Mr de Voltaire, par sa précipitation à vous croire auteur d'une Lettre anonyme où on lui reproche son irréligion; et plus blâmable encore de vous avoir écrit dans une idée qu'il devoit rejetter avec indignation dès qu'elle se fut présentée; Cela me paroit d'autant plus inconcevable, que lui aiant montré la belle médaille qui vous représente, et que je tiens de votre amitié, il me dit en la Considérant deux vers de Virgile que j'ay oublié, et qui témoignoient avec feu sa vénération pour Vous. Il m'en a parlé et à tout le monde en des termes et avec des sentimens toujours également soutenus comme Honorant infiniment votre personne et vos ouvrages. Je ne puis rien dire de la Lettre ni de la Réponce: mais je suis sûr que celle ci est et sera un nouveau fleuron à votre couronne. Quant à la lettre anonyme, ou plutôt à son objet [l'Irreligion] article auquel j'ay été très attentif, parce que malgré tout l'Esprit, les agrémens et les politesses de Mr de Voltaire, avec qui l'Académie de Marseille a bien voulu me lier en lui écrivant à mon sujet, il m'eût été impossible de soutenir son comerce ni d'y trouver rien de supportable s'il y eût jetté un grain de ce sel irréligieux qui pétille en France dans presque toutes les conversations. Mais je ne peux refuser cette Justice à Mr de V… que ni en ma présence ni en aucun tems depuis son séjour icy il n'a lâché aucun trait de ce genre qui me soit connû. Dans l'idée où nous étions sur sa foy, nous avons tous admiré sa circonspection, et j'ay été charmé de voir à l'honneur de notre société que s'il en eût usé autrement il auroit souverainement déplû. Plusieurs de nos Messieurs n'ont point voulu le visitter; d'autres l'ont fait tard, et presque tous l'auroient quitté sans retour, s'il lui étoit échappé quelque chose d'incongrû: Enfin les personnes les plus Respectables par leur Religion et par la pureté de leurs mœurs y ont été, lorsqu'elles ont été sûres de sa retenuë, et de son respect pour la façon de penser qu'on étoit bien elloigné de croire la sienne. Mais que dites vous, Monsieur, du Phénomène que je vais vous rapporter, sans prévention et sans commentaire?
Je n'avois été encore que trois fois à Monrion [campagne de Mr de Voltaire à la portée de canon de nos murailles] soit en visitte soit autrement quoiqu'invité de bien des façons, avec toutes les grâces qu'il sait y répandre. Je l'avois été le 15 Mars sans avoir pu en profiter; Je le fus encore le 18 avec Mr le Bourgmaitre, Mr le Professeur Rosset, et quelques autres Messieurs. L'après midy il eut la Complaisance de nous lire lui même sa belle et grande pièce sur les malheurs de Lisbonne. Je dis belle, et autant que peut l'assurer un Homme qui se déffie de lui même et d'une lecture imposante pour la véhémence de son débit; Elle me parût avoir d'aussi grandes beautés qu'aucun autre de ses ouvrages de la meilleure datte. Elle étoit si rapiécée, si chargée de cartons, d'apponces& de rattures que personne n'auroit pû la lire que lui; et malgré cela on peut dire qu'il la déclama fort bien et fort coulamment; seulement avec plus d'action et de tons élevés que je n'en aurois voulû. Ce qui en faisoit l'art n'étoit pas tant les Tableaux tragiques des infortunes publiques et particulières que l'enchainure des idées philosophiques et morales sur la condition humaine, sur la distribution inégale des biens et des maux dans le court espâce de cette vie & Voici la Conclusion, et c'est tout ce que J'ay pû avoir de Cette pièce retouchée.
La Conversation qui suivit cette lecture fut plus intéressante encore; Elle roula sur l'idée fondamentale de Pope Tout ce qui est est bien, ou selon l'anglois Whatever is, is Right; Dans quel sens elle est vraie; Comment Pope l'entendoit; et l'abus qu'en ont fait une partie de ses Lecteurs. Mais Mr de Voltaire soutint que tout ne seroit bien exactement parlant que dans l'avenir; il s'étendit assés sur l'insuffisance totale de la Raison humaine pour nous éclairer sur la Vaste et profonde sagesse du systhême dont l'homme est l'objet; et sur la nécessité indispensable d'en chercher le nœud dans la Révélation Divine. Il prononça enfin avec une parfaite confiance, qu'il n'y avoit que la Religion et la Religion Chrétienne seule, qui fût Capable de répondre à toutes les difficultés, de dissiper tous nos doutes, de Calmer toutes nos craintes, et de nous donner sur notre sort présent et àvenir une pleine quiétude. Je n'entreprendrai point de vous rendre toutes les belles choses qu'il nous dit à la gloire du Christianisme; il les dit avec une chaleur qui persuade et de la réalité des choses et de la créance que leur donne celui qui parle. Je les rendrois mieux si je le faisois moins en courant: mais tous ceux q. étoient présents en revinrent charmés et extrêmement déifiés.
Mille vœux pour la douceur et le prompt départ de Votre goute; J'ay l'honneur d'être avec le plus sincère dévoûment
Monsieur et très cher Patron, Votre très humble et t. ob: serv
Seigneux de Correvon