Monsieur,
Votre réponse à M. de Voltaire vous procure cette lettre: vous serez étonné d'y voir un inconnu vous parler avec autant de franchise; mais comme je m'adresse à un ami de la vérité, je ne crains point de la lui montrer toute nue.
Vous remarquez dans une de vos notes que vous avez appris à ne point juger de l'homme par ses écrits, c'est à votre exemple que j'agis; & pour savoir si l'esprit philosophique qui éclate dans vos ouvrages regnait dans votre âme, j'ai examiné les motifs qui vous ont fait écrire. Est ce pour rendre les hommes meilleurs? Vous convenez vous même, avec m. de Voltaire, que la réforme est impossible. Est ce pour les rendre plus heureux que vous leur étalez un nouveau tableau de leur misère? d'autant plus mortifiant qu'il est peint par main de maître? Je n'apperçois dans votre démarche que des motifs tout contraires. Puisque la société ne peut changer de face, les arts lui sont nécessaires, & l'inégalité des conditions inévitable. Pourquoi donc en troubler l'ordre, en portant dans ses membres le découragement & l'esprit d'indépendance? Puisque l'homme ne peut revenir à sa condition primitive (selon vous, plus heureuse), pourquoi augmenter le nombre de ses maux connus par ceux qu'il ignorait? Vous avez donc rendu les hommes moins heureux sans les rendre meilleurs.
Un homme tel que vous, quand il écrit pour les autres, ne doit le faire que pouramuser, ou pour instruire. Ainsi, si au lieu d'avoir perdu votre temps à faire deux discours (qui vous font des admirateurs sans vous faire des partisans), vous eussiez fait un opéra, comme le divin du Village, il vous auroit une seconde fois gagné les cœurs de tous ceux qui l'auraient connu. Si vous aviez voulu employer plus utilement votre éloquence, & vos recherches, vous auriez encouragé les arts, au lieu de les détruire.
Vous dites, monsieur, dans votre lettre à m. de Voltaire, que les lettres vous font goûter les douceurs de l'amitié, vous apprennent à jouir de la vie, à mépriser la mort, en un mot, qu'elles font le bonheur; & cependant vous voudriez qu'elles ne fussent cultivées que par de grands génies & de vrais savants, vous bornez trop le nombre des heureux, monsieur. Quoi! vous voulez priver les autres d'un avantage dont vous jouissez, & qui peut être commun! cela est injuste. Je conviendrai bien avec vous qu'un particulier à qui la nature a refusé des talents, qu'un homme inutile à sa patrie ne doit point se produire au grand jour, mais je ne l'empêcherais pas de travailler pour lui & sur lui. Le vrai philosophe même se contente de cet exercice: dédaignant une vaine réputation, il s'occupe seulement à régler son cœur & son esprit, pour bien vivre avec lui même & avec ses semblables.
Les consolations que vous donnez à l'illustre m. de Voltaire, font mieux connaître votre cœur que vos discours. Ce grand poète, depuis son aurore jusqu'à son déclin, a trouvé sans cesse des Zoïles attachés à noircir sa réputation. Ce n'est pas le seul trait qui le rend semblable à Homere; mais en admirant dans sa nouvelle tragédie le rôle d'Idame, les gens délicats y remarquent aussi quelque négligence dans la poésie & le language, reproche nouveau que m. de Voltaire, jusqu'à ce jour, n'a point mérité.
Je finis en revenant à mes premieres réflexions. Croyez vous, monsieur, avoir rendu un grand service à l'humanité, en l'éclairant sur des malheurs inévitables, en lui faisant sentir le désagrément de sa condition? Ne sauriez vous pas mauvais gré à quelqu'un qui vous annoncerait un péril, en vous ôtant les moyens de l'éviter? Ainsi, monsieur, laissez aller le monde comme il va: il n'arrivera jamais que ce qui est contenu dans l'état des choses.
J'espère que vous me pardonnerez ces réflexions en faveur de leur vérité: c'est une bien petite revanche que je prends au nom de l'humanité.
J'ai l'honneur d'être, &c