Colmar 29e xbre 1754
…Mr de Voltaire est dans vôtre voisinage.
Je vous en félicitte. C'est un thrésor dont vous sçaurez faire usage: vous voulez que je vous mette au fait, et que je vous craïonne les caractères de l'oncle et de la nièce: l'amitié que j'ai vouée à l'un et à l'autre rendroit mon tableau suspect; je n'ai à cet égard autre chose à faire qu'à vous représenter ce que j'ai senti en les voïant tous les jours pendant le tems qu'ils ont été à Colmar: j'ai trouvé que mr de Voltaire étoit l'homme le plus instruit et le plus aimable du siècle: aux heures auxquelles ses pièces représentées sur les théâtres les plus polis de l'Europe, enchantoient les nations, il daignoit souffrir que je l'ennuïasse. Sçachant faire disparaitre l'inégalité prodigieuse qui sépare mes sombres connaissances, d'avec ses vives lumières, il daignoit faire semblant d'ignorer ce qu'il sçavoit le mieux, pr me consulter sur des choses que j'avois apprises de lui. Il avoit la politesse de me remercier comme si je l'avois instruit. Je sortois de chez lui corrigé du sot orgueil qu'inspire des études crües, et toujours plus rempli d'admiration et D'amour. J'ai coupé plusieurs fois inconsidérément le fil de ses idées, par des visittes hors de place, je l'ai vû dans ces occasions, quitter la plume en souriant, et me dire qu'il n'écrivoit que pour me plaire et à mes semblables et qu'il tâcheroit de remplir en conversant l'objet qu'il s'étoit proposé en écrivant.
Que n'ai-je le talent de pouvoir vous peindre ses grâces, sa vivacité, les feux de son Esprit lorsque dans un souper délicieux, il oublioit et les souffrances et les travaux du jour pour se livrer à toutte sa gaïeté naturelle? il faut que ces agrémens là soient bien supérieurs à l'art, puisque dans ses ouvrages il n'en a pû donner qu'un avant goût: comme je ne lui ai jamais rien demandé, je ne vous dirai rien de son cœur, mais je ne pense pas qu'en l'Eprouvant on puisse remarquer que la nature ne l'a servi qu'en Esprit: les libraires se plaignent de lui, s'ils sont tous aussi peu fondés que celui de Colmar envisagez les comme des ingrats et comme des imposteurs.
Il joüit d'une réputation qui nous fait ressouvenir de celle de Tite Live et de Virgile. Il a fait les délices des grands du monde. Il est Riche, puisqu'il joüit de cent mille livres de rente: je vous jure que jamais je ne lui ai oüi parler d'aucune Cour, que de celle D'Auguste, d'aucunne Richesse que de celle des fermiers généraux et D'aucun vers que de ceux de Corneille et de Racine.
Je l'ai vû tous les jours pendant 13 mois, et son humeur a toujours été égalle nonobstant l'Inégalité de sa santé et de ses affaires: quand vous l'aurez fréquenté comme moi, je me réjoüis de vous voir me certifier à moi méme ce qui vous parait peut être exagéré au moment que vous lisez cette lettre.
Je ne serai pas si long sur le chapitre de la nièce: elle est plus instruite qu'aucune Dame de Paris, mais on voit Cependant que c'est une Dame de Paris: elle aime beaucoup son oncle; parce qu'elle est en état de connaitre ce qu'il vaut, mais cela ne nuit pas aux autres, quoi que les amitiés distinguées qu'elle entretient à Paris avec les héros de la littérature, puisse͞t lui donner le droit de mépriser les gens de Province. Elle a le bon sens de ne le pas faire: elle est assez modeste pour prendre des leçons de ceux auxquels elle pourroit en donner et elle cache son Esprit avec plus de soins que les femmes sçavantes n'en prennent pour montrer le leur: les Tracasseries du ménage ne sont ni de mon goût, ni du vôtre, ni peut être du sien, ainsi je ne vous en dirai rien. Je vous ajoutterai qu'il paroit qu'elle aime à rendre service, et que si elle étoit dans une certaine place elle ne vendroit rien, mais elle donneroit tout.