Mercredi 1er Octbre [1755] à Paris
Je ne comprends pas, mon très illustre ami, pourquoi vous vous êtes hâté si vite de livrer votre Orfelin à l'impression.
Il étoit dans son plus grand succès, lorsqe Le Quien s'est avisé de faire le brave et de se faire donner un coup d'épée dans la poitrine. Au reste votre belle Tragédie a enchanté vos Lecteurs autant qe vos spectateurs. Quelques gens de Lettres de mes amis sont venus me voir pour m'en faire compliment. Madame de la Poupliniere m'ordonne de vous faire les siens. Elle avoit déjà mis au nombre de vos plus belles pièces cet Orfelin, elle est de ceux que j'ai vus désirer dans la scène de Zamti et d'Idamé au 4e acte que Zamti fonde mieux les propositions qu'il fait à sa femme. D'autres exigent au commencement du 5e que vous éclaircissiés davantage ce qui s'est passé entre le 4 et le commencemt du 5. D'autres et en plus grand nombre se plaignent de quelques négligences de stile et de versification; j'ai été surpris de voir jusqu'à des vers de remplissage que vous avés aggrégé parmi les vôtres, et des actes finis par des Vers Masculins, et les suivants commencés par de pareils vers. Cela ne fait aucun tort à une belle pièce, mais cet air négligé n'y convient point et chocque et déplait.
Il rôde dans Paris un exemplaire échapé de l'Hist. de la Guere de 1741. On dit qu'il est sale et noir comme s'il avoit passé par les mains de tous les savoyards. On en fait de grands éloges, et on en raporte beaucoup de traits.
A l'égard de la Pucelle les copies s'en sont si fort multipliées qu'il n'y a pas de maison où il n'y en ait au moins une. Ce qui m'afflige et qui me déchire le coeur c'est que toutes ces copies fourmillent de fautes. Comme il n'y a point de Chants dont je ne sache des suites de Vers, j'ai beau jeu pour argumenter contre tout ce que je crois qu'on vous impute par ignorance, ou par malice. Mais je pense que le meilleur et l'infaillible moyen de confondre vos Ennemis sur le mauvais usage et le poison qu'ils répandent à l'occasion de cet ouvrage est de le corriger et de le travailler si bien qu'on voye qu'il n'y a que vous seul au monde capable de produire celui que vous produirés vous même à l'impression. Toutes les autres copies disparoitront et tomberont vis à vis de celle cy qui aura certainement le plus grand nombre de lecteurs pour elle. Songés y bien. La chose en vaut la peine. C'est un ouvrage nouveau pour notre nation et tout à fait original de votre part. Il ne convient pas que vous facilitiés à vos successeurs de vous surpasser dans un genre dont vous aurés été l'auteur et qui vs apartient. Nous avons receu à Paris la suite de l'histoire du Comte Ottieri, faist en tout 5 Vol. in 4.. Je vous en donne avis. Comment va votre santé? Je vous embrasse de tout mon cœur; et je fais mil complimts à made Denis sur votre gd triomphe.