1755-09-30, de Marie Louise Denis à Chrétien Guillaume de Lamoignon de Malesherbes.

Je ne suis point étonnée Monsieur que ce qu'on a eu l'imprudance de me mender ait été altéré aiant passé par plusieurs bouches avant que d'arriver jusqu'à moi.
J'ose vous assurer même qu'après m'avoir mendé que vous aviez des preuves de ce qu'on m'avansoit on ajoutait dans la lettre, je crains que vous ne puissiez pas cacher à Mr de V. cette anecdote qui ne peut que lui donner beaucoup d'inquiétude, par ce qu'il y a apparence que Mr le comte Dargenson et Monsieur le présidand de Malzerbe lui en écriront. Je ne doutais donc pas que le Ministre n'en fût informé et que ce ne fût par vous. Cette frase si éloignée de la vérité m'a induit en erreur. Voilà ce qui m'a fait prendre la liberté de vous nommer mal à propos dans ma lettre à Mme de Pompadour, et voilà ce qui me désespère, ne connoissant rien de si blâmable que de compromettre qui que ce soit, et surtout une personne que j'honnore autant que vous. Je ne saurais trop vous en marquer mon regret par ce qu'il est encor plus vif que je ne puis vous l'exprimer.

A l'égard Monsieur de ce qui regarde mon Oncle je crois que qui conque est capable de voler un mauvais brouillon pour le vendre a pu pousser la sélératesse jus qu'à faire courir le bruit qu'il vient de l'auteur. Ce qui m'étonnerait c'est que vous pussiez en avoir le plus léger soupçon, d'autant qu'il vous est facile de vous en éclercir: ce seroit de tous les services que vous avez daigné me rendre celui qui me seroit le plus sencible et dont je vous aurais une extrême obligation.

Vous êtes trop juste pour prendre des idées aussi cruelles et aussi peu méritées d'un homme qui par ses talens a souvant exité votre admiration, et qui certenement aurait votre amitié s'il avoit l'honneur d'être connu de vous personelement, et nom pas par la basse envie de quel que gens qui ne méritent dans votre esprit n'y estime, ny croiance.

Vous vous plaignez qu'il y a toujours des tracasseries sur ce qui a raport à lui. Permettez moi de vous en dire la raison. On vous persuade qu'il vand des manuscris en cachete, qu'il veut tirer la quintessance de ses ouvrages, enfin qu'il veut toujours finasser et tromper. C'est vous qu'on trompe cruelement Monsieur, c'est le rebour de sa conduite et de sa façon de penser. Si vous le connoissiez tel qu'il est, vous auriez été sûr que la prétendue histoire universelle ne venoit pas de lui, que les prières qu'il vous a faites tant de fois et aux quelles je me suis jointes étoient sincères, et le libraire qui vient d'imprimer les campagnes du roy n'aurait pas acheté le manuscrit sans consulter l'auteur.

Je ne vous parle que de ce que je vois de mes propres yeux. Mon Oncle depuis quelques années donne exactement tous ses ouvrages soit aux libraires soit aux comédiens. C'est un fait que je vous ateste et qu'il est facile de prouver. Il est donc clair que si l'on daignait ne pas imputer à un homme (qui consacre sa vie dans la retraite à instruire et à amuser le public) des actions indignes de son coeur, il n'y aurait jamais de tracasseries.

L'inconséquence seroit forte de donner gratis à des comédiens une pièce comme l'orphelin, et à un libraire une histoire universelle tel qu'elle est aujourdui, tandis qu'on feroit vendre 25 louis en cachete un manuscrit tronqué qui peut d[é]shonnorer son auteur. Tout cela est si dénué de raison qu'il n'est pas possible que vous ne vous rendiez à l'évidance.

J'ai toute ma vie reproché à Mon Oncle d'être trop sencible à la calomnie, je lui en ai sçu même mauvais gré. Mais puis qu'elle a pu faire impression sur une âme telle que la vôtre je me rétracte et je ne serais pas étonnée qu'elle le conduisît au tombeau.

Pardonnez moi Monsieur de ne pouvoir vous cacher mon désespoir. J'ai le coeur déchiré, j'ose vous le montrer tel qu'il est vous connoissant assez pour croire que vous reviendrez de vos prévantions sur un homme qui par ce qu'il est envié ne méritait pas votre haine, et que vous serez forcé d'estimer malgré les impressions fausses qu'on vous donne de lui par ce que vos intantions sont droites.

Mon Oncle n'a jamais rien fait qui puisse vous déplaire que ce que ses enemis lui ont prêté injustement. Pour quoi le hairiez vous, pour quoi ne réponderiez vous pas avec bonté à la confiance que vous lui aviez inspiré, pour quoi seroit il le seul qui ne pût pas se louer de vous voir à la teste des lettres que vous aimez et que vous protégez?

Je ne vous vois pas dans ce moment ci comme un ministre, mais comme un philosophe qui a l'âme assez noble pour revenir de ses préjugés quand on lui montre la vérité, c'est la plus grande marque d'estime et de considération que je puisse vous donner, et rien ne peut arracher de mon cœur les sentimens d'attachement et de respec avec les quels je suis

Monsieur

Votre très humble et très obbéissente servente

Denis