1755-08-05, de Voltaire [François Marie Arouet] à Théodore Tronchin.

Monsieur,

Je confie à votre amitié, et je soumets à vos lumières cette lettre que j'ay l'honneur d'écrire à Monsieur le premier sindic.

Il est évident que le nommé Grasset n'est venu en cette ville que pour y répandre l'abominable feuille qu'il a aportée, puisque la justice en a trouvé chez lui trois exemplaires écrits de sa main.

Il arriva de Paris il y a deux ou trois mois chargé de ce scandale. Je sçais à peu près de quelle main part cette infamie. Il y a de jeunes insensez qui par ce qu'on peut rire impunément de saint Denis qui porte sa tête, et se moquer de pareilles légendes, sont assez abandonnez pour imaginer qu'on peut toucher à l'arbre sacré sur le quel on a enté des branches si étrangères et qui ne savent pas combien la relligion crétienne dans sa pureté est à la fois raisonable et respectable. Ce sont ces fous là qui dans leur ivresse osent se livrer à de si horribles profanations.

Il y a des hommes plus criminels encore; ce sont ceux dont la malignité fabrique des libelles impies et atroces pour les imputer à ceux qu'ils veulent persécuter. Les scélérats qui ont emploié Grasset sont de ce nombre.

Mais il y a dans Geneve plus que dans aucune ville de l'Europe des hommes justes et éclairez et j'ay tout lieu de croire qu'on préviendra le mal que Grasset fait à la relligion, aux mœurs et à l'innocence.

Je suis venu icy monsieur pour mettre mon corps infirme entre vos mains. J'y mets àprésent mon âme, à qui vos conseils rendront le repos qu'on veut luy ôter.

Je suis avec la plus tendre reconnaissance

Monsieur

Votre très humble et très obéissant serviteur

Voltaire