1755-08-03, de Sébastien Dupont à Marie Louise Denis.

Je suis un homme bien étrange, Madame; je suis peut être un sot.
J'ai l'avantage de pouvoir parler au distributeur des grâces. Je lui suis recommandé par l'homme le plus célèbre de l'Europe; il est à ma porte, et je ne bouge pas. Pourquoi? c'est que je ne sçais quoi lui demander. Je ne suis ni misérable ni fortuné, je suis précisément dans le milieu des deux extrémités. Je ne crains pas le sort de ceux qui sont au dessous, je n'ambitionne pas la condition de ceux qui sont au dessus. Mon âme est dans une espèce de calme, ma Volonté ne se porte à rien; si j'ai quelque désir de tems en tems c'est pour augmenter ce Calme qui n'est pas encore au dégré oû je le voudrois; quelquefois de petits Vents rident sa surface, ce sont ceux qui ont poussé mes importunités jusqu'à vous.

L'extrême bonté qui fait vôtre caractère vous a fait faire des démarches pour moi. Je suis convaincû que vôtre recommandation m'auroit fait recevoir avec indulgence. Madame la première Présidente à laquelle j'ai lû vôtre lettre, me pousse pour aller à Strasbourg. Elle ÿ va demain. Elle m'offre une place dans sa Voiture. Elle offre mème de me présenter. Je refuse; et je préfère de demeurer dans un trou que je déteste. Il faut convenir qu'on ne peut être plus sot. Voici les raisons dont je me sers pour excuser ma sottise. La charge de Professeur est un métier de pédant, cela ne me convient pas. Quand elle me conviendroit, Mr de Paulmy n'auroit pas besoin de ma présence pour m'en faire expédier les provisions s'il jugeoit que son exercice fût utile au public: il a lû le mémoire qu'on lui a envoïé à ce sujet; s'il en avoit été frappé, tout seroit terminé aujourd'hui. Ferois-je par parole, ce que je n'ai pû faire par écrit? Enfin je me suppose à Strasbourg: on me dira que voulez vous? Que répondrai-je? je vous ouvre mon cœur, madame. Je rougirois de demander quelque chose parce que d'abord je n'aime pas d'être suppliant. D'ailleurs je n'oserois demander plus que je ne crois valloir et je suis trop haut pour demander moins que je ne vaux. Dans cette situation je courrois risque de répondre que je ne veux rien, et ce n'est pas la peine de se faire présenter pour bégaïer une vérité impertinente.

Ma femme qui m'excitte continuellement exige que je demande d'être avocat Consultant de la ville. Je la réfutte en lui représentant, que cette demande pourroit me faire tort à cause de certaines circonstances que vous devinez. Si j'ÿ échoue je conçois que j'aurais la honte d'avoir échoué, dans une entreprise dont le succéz n'eût été que lucratif sans être glorieux. Ainsi tout considéré, j'ai crû devoir me tenir chez moi. On dit que Mr de Paulmy passera par Colmar où il restera une heure ou deux. Je me présenterai comme un Courtisan, qui veut grossir le nombre de ses adorateurs. S'il daigne me dire un mot, je lui répondrai avec cette liberté polie que l'on voit dans les gens qui n'ont rien à demander. — S'il ne me dit rien je n'en serai pas moins gai parceque j'aurai toujours la consolation de sçavoir que j'ai quelque part dans vôtre amitié, et cela vaut infiniment mieux pour moi que la protection équivoque d'un ministre.

J'aurai l'honneur de vous en dire davantage de bouche soit aux Délices soit à Monrion, si je parviens à dégoutter le Comte de Schawenbourg de ma personne: il veut que je l'accompagne à Lunéville pendant les vacances. J'ai éludé jusqu'à présent sous prétexte d'Indisposition et d'affaires. S'il choisit quelqu'autre j'irai certainement en Suisse.