1755-01-28, de Sébastien Dupont à Marie Louise Denis.

Je vous avoüerai, Madame, que je serois le premier à rire de l'avanture qui a été cause que j'ai manqué l'Emploi en question, si mr de Voltaire ne se fût pas donné tant de mouvemens pour me le faire obtenir.
Je ne regrette dans tout cela que les peines qu'il a prises: cela m'afflige et me désole: de quoi m'allois-je aviser? étoit-il fait pour solliciter un Ministre? pour une bagatelle, et pour un homme qui n'est connu que par ses bontés: je vous parle à cœur ouvert. Quinze cent livres de rente de plus ne m'auroient pas fort enrichi; ce qui m'auroit donc fait plaisir dans le succéz, c'est que je l'aurois deûb à Monsieur de Voltaire. Cette circonstance me rendoit la prévôté d'un trés grand prix.

Cela m'auroit conduit bien loin. Mon méritte n'étoit plus problématique, un homme se seroit déshonoré s'il en eût doutté. Qui se seroit jamais avisé de dire que mr vôtre oncle n'étoit pas connoisseur? un peu d'Effronterie jointe à ses faveurs m'auroit tiré de mon Vilage pour me faire préteur dans une belle et bonne ville; je suis aussi sot et aussi ignorant que les pretteurs p͞ns et futurs. L'autenticité de la recommandation de mr de Voltaire eût été un beau vernis qui auroit rendû mon insuffisance imperceptibles. A présent voilà qui est fait, mon sort est décidé, je suis destiné à crier d'une voix rauque dans un barreau qui pour mon bonheur n'est guerres poli, sans quoi je n'aurois peut être ni l'occasion ni la hardiesse d'ÿ crier: je vous parle de barreau tandis que je devrois vous entretenir de reconnoissance: si je m'en tais ce n'est pas que j'en manque, mais comme elle n'est que médiocre quand on croit pouvoir l'exprimer, je ferois tort à la mienne si j'essaïois de vous la peindre.

Je vous félicitte d'être sans Compagnie à Prangin. Vous étes quitte de l'Entretien des fâcheux: c'est un supplice infaillible dans les villes; vous n'en avez que trop fait l'Expérience ici et peut être ailleurs. Les hommes ne mérittent pas qu'on les regrette. On ne s'attache à eux que quand on ne les connait pas. On courre trop de risque dans leur commerce. Pour 2 ou 3 philosophes que vous découvrirez par Hazard, vous rencontrerez à coup sûr une multitude de faux esprits, qui ne vous feront la Cour que pour se rendre illustres et qui vous nuiront peut être pour mieux réüssir dans leur dessein. Continuez donc à ne voir personne, sans cela vous essuierez bien du mauvais avant que de trouver de l'excellent, car je m'imagine qu'il en est de la Suisse comme des autres païs: ce train de vie vous donnera du loisir. C'est le plus grand des biens oû le sage peut aspirer.

Vous ne me dittes rien D'Alceste. Je suis cependant digne de cette Confidence, puis que je vous jure, que je me sens capable d'imiter son dévoüement si les deux ha͞ans de Prangins se trouvoient dans le méme péril qu'Admete.