1755-07-22, de J. D. G. P. à Le Journal helvétique.

Monsieur,

Plus une vérité est combattue vivement, dès longtemps, & par des personnes de marque; plus aussi ceux qui l'aiment se font également un plaisir & un devoir de cumuler les preuves qui peuvent la mettre dans un plein jour.

Elle vous a obligation, monsieur, cette aimable vérité, de ce que vous nous avez appris (pag.653) de la défense d'éléphant, trouvée dans le village de Magden, bailliage de Rhinfelden.

Convenons, monsieur, avec le célèbre auteur de la Henriade: qu'il faudrait être rebelle à l'évidence, pour rejeter ou contester des preuves aussi démonstratives d'un déluge universel.

J'ai présumé, monsieur, ce que vous me faites l'honneur de me marquer du caractère de mr de Voltaire & de son merveilleux talent pour éluder, lorsqu'il se sent serré de près. Il va même plus loin.

J'ai été frappé de voir sa lettreà mr Martin Kahle, professeur & doyen des philosophes de Goettingen, qui lui avait reproché d'avoir écrit sur des matières qui ne lui étaient pas familières, & de ne s'être pas entendu lui même.

Cette lettre de mr de Voltaire, marque beaucoup de feu; un esprit fort ému; un cœur très aigri.

En la lisant, je me dis à moi même: malheur à quiconque osera entamer quelques unes des idées philosophiques de mr de Voltaire. On court risque d'en emporter quelques poignées de désagréments.

Il dit à mr le docteur Kahle (pag.107): 'A propos de l'espace & de l'infini, vous cités des Vers…. J'ai à vous dire, Monsieur, que je sai bien autant de Vers que vous, que je les aime autant que vous, & que s'il s'agissoit de Vers, nous verrions beau jeu.'

Voilà sans doute argumentum ad hominem. C'est ce qu'on peut appeler, serrer le bouton à son homme.

Vous, monsieur, & moi de même, aurions peine à décider, si de pareils arguments rétorsifs, sont in barbara, ou in baroco.

A de pareils traits, reconnaît on le grand de Voltaire?

Il ajoute p.108: 'Et pour citer des Vers,

Si Monsieur le Doïen peut jamais concevoir
Comment tout étant plein, tout a pû se mouvoir.

Si vous découvrés aussi, coment tout étant nécessaire l'Home est libre, vous me ferés plaisir de m'en avertir. Quand vous aurés aussi démontré, en Vers ou autrement, pourquoi tant d'homes s'égorgent dans le meilleur des Mondes possibles, je vous serai très obligé.'

Lorsque j'aurais traité quelque question métaphysique, & que vous me feriez, monsieur, l'honneur de me réfuter, en proposant vos doutes & vos difficultés, je vous attraperais bien, en suivant la méthode de mr de Voltaire.

Vous, monsieur, qui me contrôlez, vous dirais je, dites moi, s'il vous plaît, pourquoi les lièvres ne sont pas ovipares & les aigles vivipares? Vous me ferez plaisir de m'en avertir. Comme mr de Voltaire, je vous en serai très obligé.

C'est à dire que si vous ne pouvez, ou ne daignez répondre à ma question de naturaliste, vous aurez tort sur notre question de métaphysique.

La sage réflexion que vous avez faite, monsieur, que 'c'est l'ordinaire de mr de Voltaire de tourner en ridicule les raisonemens les plus solides, lorsqu'il ne peut y parer autrement', m'a rappelé les traits frappants de cette lettre à mr le doyen Kahle. Ils démontrent la vérité de votre assertion, & font le second volume de votre anecdote sur l'antiquité de la poésie.

Mr de Voltaire finit sa lettre à mr le docteur Kahle, aussi sagement qu'il l'avait commencée. 'J'atens vos raisonemens', dit il, 'vos Vers, vos invectives, & je vous proteste du meilleur de mon cœur, que ni vous, ni moi, ne savons rien de cette Question. J'ai d'ailleurs l'honeur d'être & c'.

Un jeune homme du collège n'aurait pas manqué d'ajouter ici: Finis coronat opus.

Que dans un moment de vivacité, on conçoive de pareilles idées. Nous sommes tous hommes. On serait un peu pardonnable.

On l'est déjà moins de les mettre par écrit.

Mais que mr de Voltaire, à tête reposée, ayant eu le loisir de réfléchir, fournisse lui même une pareille épître à son imprimeur, n'est ce pas en faire trophée? N'est ce pas dire hautement à tous les lecteurs, Ja n'advienne qu'aucun d'entre vous fût assez osé, assez téméraire, assez ennemi de son repos, pour s'émanciper de me contrôler en rien. Je lui taillerai de la besogne. D'abord je lui donnerai de l'encensoir au travers du visage. Ensuite, je lui proposerai des questions…. Mais des questions…. Celui qui s'en tirera, erit mihi magnus Apollo.

Mr de Voltaire aura occasion de reconnaître que les Suisses ne s'effrayent pas pour le bruit, puisque la lettre à mr le docteur Kahle, ne m'engagera point à retirer une nouvelle lettre que j'ai envoyée à messieurs les éditeurs, sur l'origine & la progression des raïons de lumière. Elle n'a pas été insérée le mois passé, à ce que je vois. J'espère qu'elle le sera dans celui-ci, & que mr de Voltaire ne me traitera, ni en docteur, ni en professeur, n'ayant pas l'honneur de l'être.

Tout ce que votre lettre, monsieur, contient de gracieux & d'instructif, me pénètre également de la vive gratitude, avec laquelle j'ai l'honneur d'être,

J. D. G. P.