4 juin 1755
Il y a bien des façons d'être malheureux mon cher monsieur, la plus belle est de l'être comme vous par la générosité et la bonté de votre cœur, et de ne souffrir que pour les autres.
La plus cruelle est de souffrir par soy même, de devenir tous les jours inutile à la société et de voir périr son âme en détail dans le délabrement du corps. Voylà mon état monsieur, et voilà ce qui m'a empêché jusqu'icy de venir à Monrion. Si mr votre frère vous ressemblait, c'est une très grande perte, et je vous assure que je la sens très vivement. Le monde a besoin de gens comme vous.
Cette petite bagatelle dont vous me parlez a été imprimée sur d'assez mauvaises copies qui en ont couru; il n'y a pas grand mal. Un nommé Grasset qui est actuellement à Lauzane a été sur le point de me jouer un tour plus cruel. Mr de Brenles a dû vous en instruire, et je suis persuadé que vous aurez en ce cas prèché la vertu à ce Grasset. On dit qu'il avait besoin de vos leçons. Je voudrais déjà être à Monrion et vous y embrasser; mais je ne pouray faire ce voiage après le quel je soupire qu'après le passage de M. le marquis de Paulmy. Ce n'est pas que mon âme républicaine veuille faire sa cour à des secrétaires d'état; mais je suis attaché à mr de Paulmi. Il a eu la bonté dès qu'il a sçu mon séjour en Suisse de m'envoyer des lettres de recommandation pour Mrs les avoyers de Berne.
Je serai encor plus aise de voir votre amy m. Bertrand, après quoy il ne me manquera plus que la consolation de venir vous dire combien je vous aime, de philosofer un peu avec vous, et de vous renouveller mon tendre et respectueux dévouement.
V.