1755-02-27, de Voltaire [François Marie Arouet] à Nicolas Claude Thieriot.

Ainsi donc, mon ancien ami, vous viendrez par le coche comme le Gouverneur de notre Dame de la Garde.
Vous n'irez point en cour, mais bien dans le pays de la tranquilité et de la liberté. Si je suis à Prangin vous serez dans un grand château; si je suis chez moi, vous ne serez que dans une maison jolie, mais dont les jardins sont dignes des plus beaux environs de Paris. Le Lac de Genêve, le Rhône qui en sort, et qui baigne ma terrasse, n'y font pas un mauvais éffet. On dit que la Touraine ne produit pas de meilleurs fruits que les miens, et j'aime à le croire. Le grand malheur de cette maison c'est qu'elle a été bâtie apparemment par un homme qui ne songeait qu'à lui, et qui a oublié tout net des petits appartements commodes pour les amis. Je vais remédier sur le champ à ce défaut abominable. Si vous n'étes pas content de cette maison, je vous mènerai à une autre que j'ai auprès de Lausanne, bien entendu qu'elle est aussi sur les bords du grand Lac. J'ai aquis cet autre bouge par un ésprit d'équité. Quelques amis que j'ai à Lausanne, m'avaient engagé les premiers à venir rétablir ma santé dans ce bon petit pays Romand; ils se sont plaints avec raison de la préférence donnée à Genêve, et pour les accorder j'ai pris encor une maison à leur porte. Rien n'est plus sain que de voyager un peu, et d'arriver toujours chez soi. Vous trouverez plus de bouillon que n'en avait le Président Montesquieu. Le hazard qui m'a bien servi depuis quelque temps, m'a donné un excellent cuisinier: mais malheureusement je ne l'aurai plus aux Délices; il reste à Prangin où il est établi; je ne m'en soucie guères, mais made Denis qui est très-gourmande, en fait son affaire capitale. Je n'aurai ni Castet, ni Neuville, ni Route pour m'entendre en Confession, mais je me confesserai à vous, et vous me donnerez mon billet. made la Duchesse d'Aiguillon, la sœur du pot des philosophes, ne me fournira ni bonnet de nuit, ni seringue. Je suis très-bien en seringues et en bonnets: elle aurait bien dû fournir à l'auteur de l'Esprit des Loix, de la méthode, et des citations justes. Ce livre n'a jamais été attaqué que par les côtés qui font sa force, il prêche contre le déspotisme, la superstition et les traitans. Il faut être bien mal avisé pour lui faire son procès sur ces trois articles. Ce livre m'a toujours paru un cabinet mal rangé avec de beaux lustres de cristal de roche; je suis un peu partisan de la méthode et je tiens que sans elle aucun grand ouvrage ne passe à la postérité.

Venez mon cher et ancien amy. Il est bon de se retrouver le soir après avoir couru dans cette journée de la vie.

V.