1754-12-26, de Cosimo Alessandro Collini à Sébastien Dupont.

Ne croïez pas, Monsieur, que j'attende un bout de l'an et le commencement du nouveau pour donner des assûrances de ma reconnaissance à ceux qui m'honorent de leurs bontés, et pour faire, comme on dit, les vœux les plus ardents pour la conservation de leur santé.
Ces sortes de lettres ne font plus aucun éffet; on sait qu'elles sont asservies à un usage incommode, et les personnes occupées envoïent ces faiseurs de vœux à tous les diables. Je m'intéresse en tout temps à vôtre santé; et c'est pour vous demander la continuation de vôtre amitié que je vous écris: je serais au désespoir si je vous croïais indifférent à l'empressement que j'ai de la mériter.

Nous voilà donc à Prangin. Qui l'aurait crû qu'on quitterait le confluant du Rhône et de la Saone pour venir passer l'hiver dans un grand château sur le bord du Lac Léman? mais auriez-vous crû qu'on quitterait l'Alsace deux jours après avoir fait de grandes recherches pour trouver à Colmar une maison à acheter? Avouez que vous y avez été pris vous-même, et qu'il ne faut plus s'étonner de rien. Que faisons-nous donc à ce château? Primo, on s'ennuie un peu. Secundo, on est de mauvaise humeur plus qu'à l'ordinaire. Tertio, on fait beaucoup d'Histoire. Quarto, on mange fort peu comme de coûtume, car on veut être sobre. Quinto, on y philosophe tout aussi mal que dans les grandes villes; et en dernier lieu on ne sait pas ce qu'on deviendra. Voilà en racourci le tableau de la vie des nouveaux hôtes de Prangin, et ce tableau doit vous paraître tant soit peu gothique. J'ai oublié un trait à la miniature: c'est un jeune homme triste, toujours écrivant à côté d'un mourant qui roule des yeux pleins de vie et de colère. Vous le connaissez, Monsieur, ce jeune homme; il se recommande toujours à vos bontés, et il voudrait pouvoir à son tour quitter le Lac, le château, et tous ceux qui l'habitent, pour venir vous revoir. Ne m'oubliez donc pas; vous m'avez promis de penser à moi.

Je voudrais pouvoir vous dire ici quelque chose qui pût vous amuser. Mais quoi? Qu'on a battu des mains quand à Lyon mr de V… a parû à la comédie? Qu'on l'a apostrophé aux séances des Académies en l'appellant homme illustre? Qu'on lui a gardé les Portes de Genêve une demie heure pour le laisser entrer? Vous ne vous souciez guères de tout ça, ni moi non plus.

J'ai été bien sensible à la mort de Mr Goll. Je disais lorsque j'étais à Colmar, que nôtre philosophe aurait enterré toute la maison où il logeait: en voilà un d'expédié. Les visages secs et blêmes sont excellents pour tromper le monde, et pour prêter de l'argent à 15 ou 20 pour cent.

Quoique je ne veuille avoir de vous aucune réponse, mon grand plaisir est de vous écrire. Vous voudriez sans doute que je me privasse de ce plaisir; mais je ne suis point du tout de vôtre avis. Je suis voluptueux, et pour vous le prouver, je vous écrirai toujours. Je sais que ma première lettre vous est parvenue.

Je vous prie de me recommander à ceux qui ont eu quelque bonté pour moi, et de faire agréer à Madame Dupont les assûrances de mon respect. Je serai toute ma vie avec le dévoûment le plus tendre vôtre très-humble et très-obéissant serviteur.

C….