à Colmar 27 aoust [1754]
Oui, je pense plus à vous que je ne vous écris, Monsieur, l'êtat où je suis ne me permet pas même de vous écrire aujourdui de ma main.
Madame Denis a fait une action bien héroïque de vous quitter pour venir garder un malade. Il est assez étrange que deux personnes qui voulaient passer leur vie avec vous, soient à Colmar. Si la friponnerie, l'ignorance et l'imposture n'avaient pas abusé de mon nom pour donner deux impertinents volumes d'une prétendue Histoire universelle, vôtre Zulime s'en trouverait mieux. Mais l'injustice odieuse que j'ai essuïée m'impose au moins le devoir de la confondre en mettant en ordre mon véritable ouvrage. Vôtre Zulime ne peut venir qu'après les quatre parties du monde qui m'occupent à présent. Ce serait pour moi une grande consolation dans mes travaux et dans mes souffrances, de voir l'ouvrage dont vous me parlez. Je vous en dirais mon avis avant les représentations: c'est le seul temps où l'amitié puisse emploïer la critique; elle n'a plus qu'à applaudir ou à se taire quand l'ouvrage a été livré au Parterre.
On avait fait courir un plaisant bruit: on disait que j'avais fait aussi le Triumvirat. Je vous assûre que je suis très-loin d'exciter une pareille guerre civile au Théâtre. La bagatelle dont vous a parlé mr d'Argental, n'était d'abord qu'un ouvrage de fantaisie dont j'avais voulu l'amuser aux eaux de Plombieres. C'est lui qui m'a engagé à y travailler sérieusement. J'en ai fait, je crois, une pièce très-singulière. Madlle Clairont y aurait un beau rôle; mais il est impossible d'en faire cinq Actes. Il vaut bien mieux en donner trois bons, que cinq languissants. J'allais presque vous dire que nous en parlerons un jour; mais je sens bien que je me réduirai à vous en écrire. L'absence ne diminuera jamais dans mon cœur les sentiments que je vous ai voués pour toute ma vie.
le malade V.
Puis que l'oncle ne peut vous écrire de sa main la Nièce y supléra tant bien que mal. Convennez que Mon Oncle a raison de ne vous point envoier Zulime puis qu'elle n'est pas encor à sa fantasie et qu'il n'a pas le temps d'y travailler actuelement. Celle dont Mr Dargental vous a parlé vous plaira d'autant plus qu'il y a deux très beaux Rôles pour le Kin et Mlle Cleron, cette pièce est très singulière, chaude et écrite à merveille. Mais vous n'aurez que trois actes. Nous espérons bien que lors qu'il sera question de la jouer vous y donnerez tous vos soins.
L'histoire universelle l'occupe actuelement tout entier. C'est un ouvrage fait pour lui faire infiniment d'honneur. Dès qu'il sera fini je ferai de mon mieux pour l'engager à reprendre ce théâtre que nous aimons vous et moi si constament. Vous verez encor des Alzire, des Zaire, des Merope etc. etc. de sa façon. Son génie est aussi brillant que sa santé est misérable. Adressez moi toujours vos lettres à Colmar. Nous ne sommes pas encor déterminés sur le temps où nous irons à Strasbourg. Si mon oncle daigne me rendre une partie des sentimens que j'ai pour lui, tous les séjours me seront égaux, l'amitié embelit les lieux les plus sauvages.
Je ne doute pas que votre tragédie ne soit dans sa perfection, Mr de V. sera sûrement étonné de la façon dont elle est écrite. Pouriez vous [la] lui faire lire? Pencez y bien.
Vous fourerez vous cet hyver dans la bagare? J'imagine que nom, vous êtes trop sage. Mon Oncle veut aussi laisser passer les plus pressés. Je pence qu'il fera bien froit cet hyver au triumvirat, qu'en dites vous?
Puis que vous voulez savoir ce que je fais, je barbouille aussi du papier. Je travaille mal et lentement, mon ouvrage n'a pris jus qu'à présant aucune forme et j'en suis si mécontante que je n'ai pas encor eû le courage de le montrer à Mon Oncle. Je me console en pensant que l'occupation la plus ordinere d'une femme est de faire des noeuds, et qu'il vaut autant gâter du papier que du fil.
Dites moi si Ximenes demende encor la place vaquante à l'accadémie, j'en serais fâchée. Ce seroit une seconde imprudence. Si j'étais à Paris, je ferais l'impossible pour l'en empêcher. Il se presse trop, et détruit la petite fortune d'Amalazonte par un amour propre mal entendu qu'on veut humilier.
Adieu mendez moi tout ce que vous savez, vous ferez grand plaisir à une solitaire qui aime vos lettres et qui a pour vous la plus inviolable amitié.
Dites je vous prie Monsieur à Mme Sonin que j'ai souvant le plaisir de parler d'elle avec Mme la contesse de Lussebour qui est ici, et faites lui pour moi mille tendres complimens.