1754-06-27, de Johann Daniel Schoepflin à Chrétien Guillaume de Lamoignon de Malesherbes.

J'ay reçu, Monsieur, une lettre de m. votre frère l'imprimeur de Colmar qui se plaint amèrement de ce que m. de Voltaire, après l'avoir engagé à imprimer son troisième tome de l'histoire universelle, en a fait faire une autre édition à Leipsic et en fait faire, dit il, une autre à Paris.
Il prétend que par le moyen de ces deux éditions la sienne ne pourra avoir cours ny en France ny en Allemagne.

Je ne laisse pas d'estre embarassé de la façon dont je répondray à cette lettre, et la première cause de mon embarras est que je ne connois ny ne peux connoitre un livre imprimé à Colmar sans aucune permission directe ny indirecte.

Il y a quelque tems que le hasard me fit tomber entre les mains la première feuille de ce troisième tome. J'y trouvay des expressions capables de faire tort à l'auteur dans ce pays cy, je l'en fis avertir. Sur cela il m'envoya tout le volume et me pria de luy marquer les endroits que je croirois susceptibles de correction. Je trouvay que presque tout l'ouvrage en avoit besoin, et je pris le parti de ne point faire de réponse à m. de Voltaire, parce que cette réponse auroit esté une approbation de tout ce dont je n'aurois point exigé la correction. C'est par la même raison que je ne répondray point à m. votre frère, et il n'y a qu'à un homme aussi sage et aussi discret que vous que je dise naturellement ma façon de penser sur un ouvrage si délicat. La voicy.

L'édition faite à Colmar ne donne ny à m. de Voltaire ny à m. Schoepflin aucun titre pour empêcher que le même ouvrage ne s'imprime ailleurs, puis qu'ils n'ont obtenu ny privilège ny permission. Au fond l'ouvrage n'est pas de nature à pouvoir jamais estre authorisé en France, il seroit à désirer qu'il n'y parût jamais; mais comme il est impossible qu'un ouvrage de m. de Voltaire ne perce pas dans le public, il est au moins convenable qu'il n'y paroisse que clandestinement, et sans aucune marque de permission.

Ainsi ce n'est point l'édition prétendue qui se fait à Paris, et qui n'est pas plus permise que celle de Colmar qui fera tort à m. votre frère. Si le livre après avoir paru indispose le public à un certain point, on en défendra toutes les éditions, quelque part où elles soient faites; cela ne servira pas à grand chose puis que, comme je vous l'ay dit plus haut, il est impossible qu'un ouvrage de m. de Voltaire une fois imprimé ne se répande par toute la France, mais ce sera une satisfaction pour ceux qui seront scandalisés des maximes qui y sont répanduës et des faits qui y sont légèrement avancés.

Si ce troisième tome ne fait pas plus de sensation que les deux premiers, on fermera les yeux sur l'édition de Colmar comme sur celle de Paris. Ainsi quelque chose qui arrive vous pouvés rassurer verbalement m. votre frère sur ce qu'il craint de cette édition de Paris. Il aura toujours l'antériorité de la datte et par conséquent s'il se presse il aura le tems de débiter son édition en France, et bien loin que les libraires de Paris ayent obtenu un privilège exclusif, ils n'ont eux mêmes aucune permission, même tacite.

Puis que je vous ay entretenu de cette affaire, je profiteray de cette occasion pour vous consulter sur l'état de la librairie en Alsace. Je vois par la publicité des éditions que fait faire m. de Voltaire, qu'on imprime à Colmar sans aucune permission de quelque genre que ce soit. Effectivement, excepté vos ouvrages, je ne vois point que depuis trois ans on ait demandé de permission pour ceux qui ont été imprimés dans cette province. Cet abus donne lieu de croire qu'il y en a encore d'autres et qu'en général les réglemens de la librairie sont mal exécutés et ne sont peutêtre point connus en Alsace. Cependant ces règlemens sont généraux pour tout le royaume et je ne crois point qu'aucune province ne doive estre exceptée. Je sçais que l'Alsace à de grands privilèges qui doivent être maintenus, je sens aussi que l'exercice d'une religion différente qui y est permis peut entrainer quelques changemens dans l'exécution des règlemens qui concernent la librairie, mais ces privilèges et ces libertés doivent être constatés et je n'ay aucune connoissance des titres qui pourroient soustraire les libraires et imprimeurs d'Alsace aux règlemens qui sont en vigueur dans tout le royaume.

Je ne sçaurois m'adresser mieux qu'à vous pour estre instruit de ce que je voudrois sçavoir à cet égard, et je seray charmé que cela me procure l'occasion de lier une correspondance plus étroite, avec quelqu'un pour qui j'ay déjà l'estime et la considération la plus parfaite. Ce sont les sentimens avec lesquels j'ay l'honneur d'estre,

Monsieur,

Votre très humble et très obéissant serviteur

de Lamoignon de Malesherbes