à Colmar 10 mars 1754
Mon cher et respectable amy; je ne peux que vous montrer des blessures que la mort seule peut guérir.
Me voylà exilé pour jamais de Paris, pour un livre qui n'est pas certainement le mien dans l'état où il parait, pour un livre que j'ay réprouvé et condamné si hautement. Le procez verbal autentique de confrontation que j'ay fait faire, et dont j'ay envoyé sept exemplaires à madame Denis ne parviendra pas jusqu'au Roy, et je reste persécuté.
Cette situation aggravée par de longues maladies ne devait pas, je crois, être encor empoisonée par l'abus cruel que ma nièce a fait de mes malheurs.
Voicy les propres mots de sa lettre du 20 février: 'Le chagrin vous a peut-'être tourné la tête, mais peut il gâter le cœur? l'avarice vous poignarde, vous n'avez qu'à parler … je n'ay pris de l'argent chez la Leu que parceque j'ay imaginé à tout moment que vous reveniez et qu'il aurait paru trop singulier dans le public que j'eusse tout quitté surtout ayant dit à la cour et à la ville que vous me doubliez mon revenu.'
Et ensuitte elle a rayé à demi l'avarice vous poignarde, et a mis l'amour de l'argent vous tourmente.
Elle continue ne me forcez pas à vous haïr … vous êtes le dernier des hommes par le cœur, je cacherai autant que je pouray les vices de votre cœur.
Voylà les lettres que j'ay reçues d'une nièce pour qui j'ay fait tout ce que je pouvais faire, pour qui j'étais revenu en France autant que pour vous, et que je traitte comme ma fille.
Elle me marque dans ces indignes lettres que vous êtes aussi en colère contre moy qu'elle même, et quelle est ma faute? de vous avoir supplié tout deux de me déterrer quelque commissionaire sage et intelligent qui puisse servir pour elle et pour moy. Pardonnez je vous en conjure à l'excez de ma douleur si je répands dans votre sein généreux mes plaintes et mes larmes.
Si j'ay tort, dittes le moy, je vous soumets ma conduitte. C'est à un amy tel que vous qu'il faut demander des reproches quand on a fait des fautes. Que madame Denis vous montre touttes mes lettres, vous n'y verrez que l'excez de l'amitié, la crainte de ne pas faire assez pour elle, une confiance sans bornes, l'envie d'arranger mon bien en sa faveur, en cas que je sois forcé de fuir, et qu'on me confisque mes rentes (comme on le peut, et comme on me l'a fait apréhender), un sacrifice entier de mon bonheur au sien, à sa santé, à ses goûts. Elle aime Paris, elle est acoutumée à rassembler du monde chez elle, sa santé luy a rendu Paris encor plus nécessaire. J'ay pour mon partage la solitude, le malheur, les souffrances, et j'adoucis mes maux par l'idée qu'elle restera à Paris dans une fortune assez honnête que je luy ay assurée, fortune très supérieure à ce que j'ay reçu de patrimoine. Enfin mon adorable amy condamnez moy si j'ay tort. Je vous avoue que j'ay besoin d'un peu de patience. Il est dur de se voir traitter ainsi par une personne qui m'a été si chère. Il ne me restait que vous et elle, et je souffrais mes malheurs avec courage quand j'étais soutenu par ces deux appuis. Vous ne m'abandonerez pas, vous me conserverez une amitié dont vous m'honorez dès notre enfance. Adieu mon cher ange, j'ay fait évanouir entièrement la persécution que le fanatisme allait exciter contre moy jusques dans Colmar au sujet de cette prétendue histoire universelle, mais j'aurais mieux aimé être excomunié que d'essuier les injustices d'une nièce qui me tenait lieu de fille, a ajoutées à mes malheurs. Mille tendres respects à me Dargental.
V.