8e juillet 1772 , à Ferney
Monsieur,
Je vous suis très obligé de la bonté que vous avez eue de m'envoier des pièces très nécessaires pour l'intelligence d'une affaire que j'ai quelque intérêt d'aprofondir.
Je vous avoue que je suis frappé de plus en plus de l'extrême sagacité des avocats de Paris, et surtout de la vôtre. Vous m'avouerez que cette affaire en a besoin. Elle est si obscure que plusieurs magistrats très éclairés désespèrent de la voir éclaircie. Treize voiages à pied pour porter une somme qu'on pouvait mettre dans un carosse, et que l'emprunteur pouvait venir prendre lui même, comme il est venu prendre douze cent francs, paraîtront toujours un chapitre des mille et une nuit.
On ne voit pas non plus comment la mère et le fils ont pu signer leur condamnation chez un commissaire qui ne les violentait point; on ne voit pas même comment ils l'auraient signée étant violentés. La torture serait à peine capable d'arracher un pareil aveu à deux innocents; et ils rétracteraient leur aveu immédiatement après la torture.
Vous m'avouerez encor que l'origine des cent mille écus est bien suspecte.
D'un autre côté, voilà trois cent vingt sept mille livres de billets paiables à ordre, signés d'un père de famille âgé de quarante cinq ans, et qui est accoutumé aux affaires les plus épineuses. Entre ces deux excez d'improbabilités quel parti prendre? Celui des interrogatoires et des confrontations. Mais si chaque partie bien avertie, bien préparée s'en tient à ses allégations, n'est il pas évident qu'alors les billets restants pour unique preuve légitime, il faudra que celui qui les a faits les paie?
Vous paraissez convaincu de la bonne foi de Dujonquai; L'imprudence de Mr De Morangiés parait démontrée à d'autres personnes.
Pardonnez moi le doute sur le fond de l'affaire, et soiez persuadé, Monsieur, que je ne fais aucun doute que vous ne soiez tel que le demandait Cicéron, vir probus dicendi peritur.
C'est avec l'estime la plus respectueuse que j'ai l'honneur d'être, Monsieur, vôtre très humble et très obéissant serviteur
Voltaire