15 Juillet 1772
Je suis toujours étonné qu'un Maréchal de Camp, âgé de 45 ans, fasse à des Inconnus pour cent mille écus de billets-à-ordre, sans en avoir reçu la valeur.
D'un autre côté, la friponnerie des Dujonquay me paraît évidente, & il faut bien qu'elle soit vraie, puisqu'ils l'ont avouée chez un Commissaire qui ne les violentait pas.
Les treize voyages me paraissent absurdes. Probablement les faux témoins ont espèré partager le profit; ils ont eu le temps de se préparer: il sera très difficile de les convaincre de faux. Les billets de Mr de Morangies parlent contre lui, & le Public me semble parler plus haut qu'eux.
Mr de Morangies me paraît coupable d'avoir très mal conduit ses affaires, d'avoir ajouté de nouvelles dettes à celles de sa famille, pour les quelles il s'était accommodé avec ses créanciers, & leur avait abandonné une partie de son bien; de s'être livré continuellement à des Usurières, à des Prêteuses sur gages; d'avoir été en commerce de lettres avec elles; de s'être fait illusion jusqu'à croire qu'on lui prêterait cent mille écus sur ses billets, & qu'il payerait ensuite ces cent mille écus comme il voudrait; enfin, d'avoir poussé l'avilissement jusqu'à aller emprunter dans un galetas douze-cent francs d'un misérable qui le flattait de lui faire toucher trois cent mille livres sur ses billets.
C'est dans cette confiance absurde qu'il signa un des projets que lui présenta Dujonquay, & qu'il mit au bas la valeur de ces mots, Je donnerai mon Reçu quand on m'aura apporté l'argent. C'est dans l'avide espérance de recevoir cet argent, qu'il accepta misérablement un prêt de douze-cent francs de celui qui le faisait tomber dans le piége, & qu'il signa ses billets au profit de la Verron que Dujonquay lui disait être une associée de la Compagnie des prêteurs. Cette Verron était absolument inconnue à Mr de Morangiés, à ce qu'il me mande.
Il est probable que cet Officier ayant approuvé le plan du prêt que Dujonquay lui proposait pour le tromper, il eut la faiblesse de signer les billets de cent mille écus, dans la confiance qu'un jeune homme logé à un troisième étage ne pourrait pas concevoir seulement l'audace de détourner ces cent mille écus à son profit. Cela est extrêmement imprudent, mais cela est possible. C'est un homme qui croit voir une issue pour sortir de l'abime, & il s'y jette sans réfléchir.
Il me semble impossible que le comte de Morangies ait conçu le dessein de voler cent mille écus à une famille du peuple, & celui de la faire pendre pour lui avoir prêté cet argent. Ce projet serait évidemment absurde & impraticable. Si Morangies avait imaginé un pareil crime il aurait refusé son billet après avoir reçu l'or que Dujonquay prétend lui avoir apporté. Il lui aurait dumoins volé le premier envoi qui était de mille Louïs d'or. En un mot, on ne fait point un billet de cent mille écus pour les voler, & pour faire pendre celui qui les prête.
Toutes les présomptions sont donc contre les gens du troisième étage. C'est un bretailleur, c'est un cocher, c'est une prêteuse sur gages. C'est un homme qui de Laquais s'est fait Tapissier, Rat-de-cave, & solliciteur de procès. C'est un avocat rayé du tableau. Ce ne sont pas là des preuves, mais ce sont des probabilités; & si l'on peut arracher la vérité par les interrogatoires, si les témoins bien avertis de leurs dangers sont fermes & uniformes dans leurs dépositions, ce ne sera qu'à des probabilités que l'on pourra recourir.
Mais qu'est-ce que des probabilités contre des billets payables à ordre? Il n'est pas probable sans doute que la veuve Verron aît eu cent-mille écus: & par comble d'impertinence, son testament en porte cinq-cent mille.
Tout est marqué à mes yeux dans cette affaire au sceau de la friponnerie; & tout le tissu de cette friponnerie est romanesque; mais les adversaires du Comte de Morangies sont au nombre de sept ou huit qui ameutent le peuple, & qui sont tous intéressés à faire illusion aux Juges. Mr de Morangies est seul; il a contre lui ses dettes, sa malheureuse réputation de vouloir faire plus de dépenses qu'il ne peut, ses liaisons avilissantes avec des courtières, des prêteuses sur gages, des marchands. Ainsi plus il est homme de qualité, moins la faveur publique est pour lui. Mais la justice ne connaît point cette faveur: il faut juger le fait & le fait consiste à savoir, 1. s'il est vraisemblable qu'une femme qui demeurait dans un logis de 250£ ait reçu un fidei-commis de deux cent soixante mille livres, & de vaisselle d'argent de la part de son mari mort, lequel en son vivant n'était qu'un vil Courtier, 2. s'il est possible que maître Gillet, Notaire, ait fait de ces 260,000£ une somme de cent mille écus, & l'ait rendue à la Verron en 1760, tandis qu'il était mort en 1755, 3. comment la Verron, dans son testament, articule-t-elle cinq-cent mille livres, lorsqu'e lledit n'en avoir que trois cent mille? & lorsque par sa manière de vivre elle paraît n'avoir presque rien? 4. Comment cette femme, au lieu de prêter cent-mille écus chez elle à l'emprunteur qui serait venu les recevoir à genoux, envoye t-elle son fils en Coureur faire cinq lieues à pied pour porter en treize voyages une somme qu'on pourrait si aisément donner en un seul? 5. Pourquoi Dujonquay & sa mère ont-ils avoué librement, devant un Commissaire, qu'ils étaient des fripons, s'ils étaient d'honnêtes gens?
Enfin, de quel côté la raison doit-elle faire pencher sa balance en attendant que la Justice paraîsse avec la sienne?
Pardon, mon très juste & très éclairé Doyen, de tant de verbiage, mais l'affaire en vaut la peine.
Je vous demande en grâce de faire voir ce petit croquis à M. de Combault. Nous parlerons de cette affaire à Ferney avec votre ami Mr Le Vasseur. Je conçois que vos travaux sont bien pénibles, mais ils sont bien respectables; car après tout vous passés votre vie à chercher la vérité & à la trouver.
Nous vous embrassons tous bien tendrement; & nous vous attendons avec impatience.