à Ferney, le 6 Juillet 1772
Monsieur,
L’auteur de l’Essai sur les probabilités devait être absolument impartial: il n’en était pas moins convaincu de la scélératesse de vos adversaires.
Son indignation contre eux augmentait encor par le souvenir des bontés que Madame votre grand-mère avait eues pour lui & pour toute sa famille. La justice de votre cause me paraît démontrée. Vous n’avés contre vous que la malheureuse facilité d’avoir fait des billets pour une somme très considérable à des fripons qui se servent avantageusement de ces armes que vous leur avez fournies. Je suis persuadé que si cette affaire était restée entre les mains de M. de Sartine, il y a longtemps que tout aurait été pleinement éclairci. Je crains que vos preuves ne périssent avec le temps, & que vous ne restiés chargé de ces billets funestes. C’est encor un grand malheur pour vous, Monsieur, d’avoir voulu évoquer cette affaire au Conseil, comme si vous vous étiés défié de la justice du Parlement, auquel elle ressortit de droit. Je ne doute pas que vous ne rassembliés avec la plus grande diligence tout ce qui peut vous servir dans une conjoncture aussi importante & aussi épineuse. On vient de juger à Lion une affaire àpeuprès semblable. Le porteur des billets exigibles a été condamné aux galères.
Mr Marin m’a mandé qu’il avait vu chez Mr de Saluce un domestique qui était chez vous le jour même que Dujonquet prétend y avoir fait ses treizes incroyables voyages. Pour peu que vous ayés encor un autre témoin, je pense que vous parviendrés à découvrir la friponnerie aux yeux de la Justice; d’autant plus que ce sont des témoins nécessaires, quoiqu’ils vous ayent appartenu. Il me paraît aussi bien important que vous détruisiés je ne sçais quelles accusations intentées contre vous par l’avocat La-Croix (pages 12 & 18 de son Mémoire. Si ces accusations ne sont pas fondées, il vous doit une Réparation autentique.
J’ai un Neveu, Doyen des Conseillers-Clercs du Parlement, qui ne sera pas votre Juge, parceque la cause est au Criminel, mais il a beaucoup de crédit dans son Corps. Il viendra passer les vacances à Fernei, je lui parlerai fortement, et s’il peut vous rendre service, ce sera m’en rendre un très essentiel. Nous avons ici un Parent, ancien Capitaine de Cavalerie, qui a eu l’honneur de servir avec vous, & qui est de votre Province: il prend, comme moi, un intérêt très vif à votre procès. Les raisons, qui m’ont frappé, ont fait sur lui, la même impression. Le fonds de l’affaire ne doit laisser aucun doute à quiconque à le sens-comun. Il est bien triste que vous ayés à combattre des formes qui l’emportent si souvent sur le fonds; mais je me flatte que les formes mêmes vous seront favorables, quand vous aurez discuté judiciairement tous les faits. C’est de quoi il s’agit. Vous n’épargnerés rien pour réparer votre seul tort qui est celui d’une confiance trop aveugle. Constatés bien vos preuves. Vous avés un Avocat intelligent & actif, dont l’éloquence peut plus rien ici. Il n’est plus question de probabilités: il faut des faits: il faut des interrogatoires. Il faut parvenir à des démonstrations qui forcent les Juges à déclarer vos billets nuls, & à punir les gens qui les ont extorqués. Je vous plains infiniment, Monsieur; mais quand vous auriés le malheur de perdre votre procès, je ne vous en respecterais pas moins.
C’est avec ce respect véritable que j’ai l’honneur d’être, Monsieur, votre très humble & très obéissant serviteur