à Colmar 28 février 1754
Monsieur,
La Lettre dont vous m'honorez en date du 21 me fait voir que mon état excite la sensibilité d'un cœur aussi noble que le vôtre; et vos bontés diminuent autant qu'il est possible, le juste excès de ma douleur.
Je ne vois pas ce que je peux faire de plus fort que de charger les journaux et les gazettes non seulement du désaveu de l'indigne édition de Jean Néaulme et de celles qui l'ont suivie, mais de mon indignation contre l'éditeur et le libraire. Certainement si j'avais eu la moindre part à cette édition condamnable, ce Jean Néaulme, qui est dans un païs libre, ne souffrirait pas des reproches si violents et si publics. J'ai constaté par un Procès verbal autentique la friponnerie insigne de l'éditeur.
Quand j'ai eu l'honneur de vous envoïer, Monsieur, ce Procès verbal avec une lettre pour Monseigneur le Chancellier vôtre Père, j'ai crû qu'il avait le ministére de la Littérature. Puisque c'est vous seul qui en étes chargé, Monsieur, j'attends de vos bontés, que vous voudrez bien faire parvenir au Roi la vérité qui vous est connuë. Quel autre que vous peut faire connaître cette vérité opprimée? On a persuadé au Roi que cette indigne édition était mon ouvrage, et que j'avais du moins connivé à la publication. Quoique le contraire soit démontré, je suis perdu sans ressource; car je sens bien que les playes faites par la calomnie sont incurables: mais le cri de mon innocence, la seule consolation qui me reste, n'en sera que plus fort. Je vous conjure, Monsieur, de prêter à ce cri douloureux vôtre voix bienfaisante. Certainement on ne vous demandera pas des nouvelles de cette affaire. Quand la calomnie a été aux oreilles des Rois, elle se repose dans leur cœur, et on ne va point aux informations. S'il ne se trouve pas une âme comme la vôtre courageuse dans sa pitié, qui prenne sur elle le soin généreux de dire, et de faire parvenir au Roi combien je suis innocent et calomnié, ma mort grossira le nombre des infortunés perdus par les belles Lettres que vous protégez. Un mot est tout ce que je vous demande soit à Madame de Pompadour, soit au Roi même, soit à ceux qui l'aprochent; et ce mot redoublera la reconnaissance inaltérable avec la quelle je serai jusqu'au dernier moment
Monsieur
Vôtre très-humble et très obéissant serviteur
Voltaire