1753-11-24, de Voltaire [François Marie Arouet] à Charles Augustin Feriol, comte d'Argental.

Mon cher ange votre lettre vient bien àpropos.
Les consolations sont proportionnées aux soufrances. Mon état tourmentait mon corps, et la maladie de ma nièce déchirait mon âme. La goutte est le moindre de mes maux. Vous me parlez de tragédie! Les malheurs qu'on représente au téâtre (car que peut on peindre que des malheurs?) sont au dessous de tout ce que j'éprouve. Il faut un peu de Stoïcisme, mais le stoicisme ne guérit de rien. Je tâche de rendre un petit service à la fille de Monime quoy que je sois à treize lieues d'elle. J'ignore quand j'auray la force de me transplanter et d'aller jusqu'à Ste Palaye, mais où n'irais-je point dans l'espérance de vous voir? Cependant quelle triste commission pour madame Denis d'être garde malade à la campagne!

Ne vous attendez pas mon cher ange que l'histoire très abrégée de l'empire vous amuse comme le Siècle de Louis 14. C'est un champ mille fois plus vaste mais plein de bruières et de ronces. Les âmes sensibles et faittes pour les choses de goust frémissent au nom d'Albert l'ours, et de Vitelpac. Mais dans l'oisiveté de mon séjour à Gotha madame la duchesse de Saxe avait exigé de moy ce travail que j'entreprise avec ardeur. Je ne savais pas alors que d'autres personnes plus en état que moy de remplir cet objet faisaient une histoire d'Allemagne dans le goust de celle du président Henaut. Madame la duchesse de Saxe Gotha se plaignait avec tant de grâces de ne pouvoir lire aucune histoire de son pays, qu'elle me fit entrer malgré moy dans une carrière qui m'était étrangère. L'affaire est faite, c'est un temps de ma vie perdu. Heureux encor qui ne perd que son temps! Mais je suis privé de vous et de la santé. Ah mon adorable amy, esce que je pourais espérer de vous voir à la campagne avec madame d'Argental? Mille tendres respects à tous ceux qui soupent avec vous. Les soupers me sont interdits pour jamais.

Je voudrais bien voir ce que mr de Mairan a écrit sur l'inoculation. A la fin la nation y viendra peutêtre comme à la gravitation, elle arrive tard à tout. Touttes les grandes inventions nous viennent d'ailleurs, nous les combattons d'ordinaire pendant cinquante ans, et puis nous disons que nous les perfectionons. Faittes ressouvenir de moy je vous en prie Mrs de Mairan et de Ste Palaye. En voylà baucoup pour un malade. Mon cher ange je vous embrasse avec cette inaltérable amitié dont vous me faittes éprouver les charmes.