1753-11-10, de Charles Augustin Feriol, comte d'Argental à Voltaire [François Marie Arouet].

…luy a pourtant donné une humeur assez naturelle et assez pardonable.
Cette humeur passera aussi bien que la cruauté du roy de Prusse. Vous reviendrés mon cher ami plus estimé, plus chéri que jamais et ce sera heureusement pour ne plus nous quitter. Laissés vous conduire par une nièce dont vous avés éprouvé la bonté de l'esprit et du cœur, par des amis zélés et d'une fidélité à toute épreuve, enfin par celle et ceux qui attachent leur affection et leur point d'honeur à vous faire revenir. Cecy encor un coup ne sçauroit être long. Je vous exhorte à une patience qui m'est plus difficile qu'à vous. Je ne sçaurois vous exprimer l'impatience que j'ai de vous revoir. Jugés en par l'extrême amitié que j'ai pour vous. Revoyés je vous en prie la fille de Monime. Je suis fâché qu'elle ait le tort de ne pas luy ressembler mais elle est sa fille, elle est malheureuse sans l'avoir méritée et elle a de très bonnes qualités. Les lettres qu'elle m'écrit ne sont pas sans esprit et ce qui vaut beaucoup mieux sont pleines de sentiment. Elle me paroit enchantée de vous avoir vû. Cet article me conduit tout naturellement à vous parler de tragédie. Laissés là vos chinois qui sont des peuples froids et faites nous une bonne pièce d'amour. Qu'importent les années? Votre talent, votre sentiment, votre génie n'ont point d'âge, vous avés épuisé la grandeur dans Brutus, la mort de Cesar, Rome sauvée, il n'y a que le sentiment qui soit inépuisable. Quoique vous l'aiés peint de la façon la plus heureuse dans Zaire, Alzire et le duc de Foix, vous n'avés pas tout dit. Amusés vous pendant votre loisir à nous faire fondre en larmes, vous aurés des acteurs. Le Kain rendra toujours avec succès les grandes passions, melle Clairon se perfectionne tous les jours, elle perd de ses défauts, elle attendrit son jeu et il devient intéressant. Ce sont deux sujets sur les quels vous pouvés comter. J'en parle à la vérité par ouï dire, il y quatre mois que je n'ai été aux spectacles. Ce torchecul de constitution en est cause, cela est bien ridicule.

Je suis le martir de la chose du monde qui m'est la plus indiférente. Joignés y les billets de confession qui ne me touchent pas davantage. Je suis pourtant à Pontoise et j'ignore quand j'en sortirai. Je me sauve à Paris le plus souvent qu'il m'est possible. Adieu mon très cher ami, je ne me lasserois pas de vous entretenir mais il ne faut pas abuser davantage de votre tems qui est toujours très précieux et à notre profit de quelque façon que vous l'employés. Adieu encor une fois, pensés à nous et aimés moy s'il est possible autant je vous aime.

J'ai reçeu toutes vos lettres et particulièrement celle que vous appellés un chifon. J'ai peur que celuy que je vous ai adressé à Mayence ne vous soit pas parvenû.