1753-09-14, de Voltaire [François Marie Arouet] à Marie Ursule de Klinglin, comtesse de Lutzelbourg.

Je vous demande pardon madame de ne vous avoir pas parlé de votre digne et aimable fils, mais ce qui est dans le cœur, n'est pas toujours au bout de la plume, surtout quand on écrit vite et qu'on est malade.
J'ay eu l'honneur de luy faire ma cour quand il était à Lunéville, possesseur d'une femme qu'il doit avoir bien regrettée, mais il luy reste une mère dont il fait la consolation et qui doit faire la sienne. Peutêtre aurai-je le bonheur de vous voir tout deux, avant que je quitte ce pays cy. Avouez donc madame que je suis profète de mon métier, et que je ne suis pas profète de malheur. Non seulement j'avais lu le mémoire de Mr de Klinglin mais encor un autre qui est très secret, et vous voiez que je n'avais pas mal conclu. J'espère encor que M. de Klinglin reviendra exercer icy sa préture malgré les tribuns du peuple qui s'y opposent vivement. Ce serait une chose trop absurde qu'un homme perdît sa place pour avoir été déclaré innocent. Je suis bien aise que vous admettiez une divinité, c'est ce que je tâchais de persuader à un Roy qui n'y croit pas, et qui se conduit en conséquence. Il luy arrivera malheur mais il mourra impénitent. Je ne sçais pas quand j'irai dans le voisinage de ces vignes sur les quelles j'ay une bonne hippotèque. Elles appartiennent au duc de Virtemberg. Il y a des gens qui veulent me persuader que ce sera la vigne de Nabot, et que mon hipotèque est le bau billet qu'a la Chatre, mais je n'en crois rien. Le Duc de Virtemberg est un honnête homme; Dieu mercy il n'est pas Roy; et je pense qu'il croit en dieu, quoy qu'il n'ait jamais voulu baiser la mule du pape.

Vous me donnez par le nez madame d'un historiografe. Vraiment le roy m'ôta cette charge quand le Roy de Prusse me prit à force; et je suis demeuré entre deux rois le cu à terre. Deux rois sont de très mauvaises selles. Il est vray qu'on m'a laissé la place de gentilhome ordinaire de la chambre, mais j'entrerai fort peu, je crois, dans cette chambre. J'aimerais mieux la vôtre mille fois. Ayez donc la bonté madame de m'instruire de vos marches. L'accident de votre neveu vous retient il à Colmar? Je me souviens que M. de Richelieu eut la même maladie à vingt ans. C'eût été dommage que la région de la vessie fût demeurée paralitique chez luy. Sa maladie fit place à baucoup de vigueur et j'en espère autant pour M. votre neveu.

Vous vous imaginez donc que je demeure toujours dans la rue des Charpentiers? Point du tout, je suis à la campagne vis à vis votre maison où par malheur vous n'êtes point. J'y dépeuple le pays de Cloportes, aux quels on m'a condamné. Je vis tout seul, je ne m'en trouve pas mal. J'ay pourtant un apartement chez m. le maréchal de Cogny dont je ne sçai si je ferai usage. Tout ce que je sçai bien sûrement, c'est que je meurs d'envie de vous voir, de causer avec vous, et de vous renouveller cent fois mes respectueux et tendres sentiments.