à Paris 28 avril 1753
C'estoit uniquement, monsieur, l'amour de la retraite, de la pauvreté, et de la liberté, & plus que tout cela mon attachement pour mes amis qui m'a fait rester en France, il y a six mois, lors que vous me proposiés de la part du Roi la place de président de l'académie.
Mais depuis que la dispute de Voltaire et Maupertuis a éclaté d'une manière si scandaleuse, je ne sçaurois vous dire à quel point je me félicite de ne m'être point trouvé à Berlin au milieu de cette bagarre. Je regrette pourtant de ne m'y être pas trouvé à certains égards, j'aurois peutêtre empêché que d'autres qu'eux ne se mélassent de cette affaire. Il est fâcheux qu'on ne se soit pas borné à leur imposer silence à tous deux. Après tout il faut dire avec Horace, verum ubi plura nitent in carmine, non ego paucis offendar maculis&c… Je ne saurois vous dire à quel point j'ay le cœur serré de toute cette affaire qui déshonore et avilit les gens de lettres. Si vous prenez la peine de lire un ouvrage que je viens de donner, vous jugerés de la peine que cette avanture doit me faire. J'écris comme un Curtius pour l'honneur de notre métier, & voilà deux hommes célèbres qui donnent à l'Europe une scène infâme et odieuse. La liberté avec laquelle je m'explique dans mon ouvrage m'a fait icy beaucoup d'ennemis, mais je voudrois pour l'honneur des lettres en avoir encor davantage, et que toute cette dispute fût ensevelie dans l'oubli. Tout cela, joint à d'autres sujets de chagrin, m'occasionne les réflexions les plus tristes. Je suis quelquefois tenté de renoncer à un métier, où la plus part des vivans font si mauvaise compagnie. Voltaire est actuellement à Leipsig, écrivant à ce qu'on dit de nouveaux libelles. Qu'estce qu'une lettre qu'on dit que Maupertuis lui a écrit en forme de cartel? Je ne puis croire tout cela. En vérité notre pauvre république des lettres pourra bien dire à dieu si cela continüe: Eli, Eli lamma sabactani.
Adieu, monsieur, les seuls honnestes gens, comme vous, qui cultivent les lettres, sont vraiment dignes d'attachement et d'estime.
D'Alembert