1774-08-08, de Voltaire [François Marie Arouet] à Claude Carloman de Rulhière.

Je vous remercie monsieur de tout mon cœur.
Placé entre votre Germanicus et votre Mecene vous ne dédaignez pas même un vieux Allobroge qui ne se voit depuis plus de vingt ans qu'entre Zuingle et Calvin, et dont la mémoire n'est guères à Paris qu'entre Freron et l'abbé Sabotier. Cependant j'aime toujours les bons vers passionément, comme si j'étais Français, comme si je soupais quelquefois entre vous et m. de Chamfort. Vous m'avez deux fois traitté selon mon goust; la première quand mon ami Tiriot m'envoya

Avez vous par hazard connu feu monsieur Daube
Qu'une ardeur de dispute éveillait avant l'aube?

la seconde quand vous m'avez gratifié vous même de votre épître sur le grand art de savoir se passer de fortune.

Vous avez rendu respectables
Les bons vers et la pauvreté;
L'ignorance et la vanité
Osaient les croire méprisables.

Vous direz à présent comme Horace,

Pauperies immunda procul, procul absit. Ego utrum
Nave ferar magna an parva ferar unus et idem.

Votre épître est comme elle doit être, et la satire sur la dispute était comme elle devait être. L'une était à la Boileau, et l'autre à la Chaulieu.

Il me semble qu'il se forme enfin un siècle: et pour peu que MONSIEUR s'en mêle le bon goust subsistera en France. Je m'y intéresse comme si j'étais encor de ce monde. Je ressemble aux vieilles catins qui ont toujours du goust pour leur premier métier.

Je ne savais pas que l'abbé Chappe eut été un philosophe si plaisant. J'ay son grand et gros livre, et j'ay pris son parti hardiment contre madame la princesse Sharkof ou Sarefok car je ne prononce pas les noms russes si bien que vous. Cette dame est pour le moins aussi plaisante que l'abbé Shappe.

Le vieux malade de Ferney est pénétré pour vous de l'estime la plus vraie, mais puisque vous dites que vous êtes avec respect mon très humble serviteur, pardi, je suis le vôtre avec plus de respect encore.