1740-05-01, de Voltaire [François Marie Arouet] à Frederick II, king of Prussia.

Monseigneur,

On vous dit à Rupin rendu,
Sauvé de la foule importune,
Du courtisan trop assidu,
Et des attraits de la fortune,
Entre les bras de la vertu.

Les gazettes disent que v. a. R. y fait faire un manège. Aparemment qu'il y aura une place pour le cheval Pégaze, qui me paroît un des chevaux de votre écurie que vous montez le plus souvent. Vous vous étonnez monseigneur que ma faible santé m'ait laissé assez de forces pour faire quelques ouvrages médiocres, et moy, je suis bien plus surpris que la situation où vous avez été si longtemps ait pu vous laisser dans l'esprit assez de liberté pour faire des choses si singulières; faire des vers quand on n'a rien à faire ne m'effraye point, mais en faire de si bons, et dans une langue étrangère quand on est dans une crise si violente, cela est fort audessus de mes forces.

Tantôt votre muse badine
Dans un conte folâtre, et rit;
Tantôt sa morale divine
Eclaire et forme notre esprit.
Je vois là votre caractère;
Vous êtes fait assurément
Pour l'agréable, et pour le grand,
Pour nous gouverner, pour nous plaire.
Il est gens dans le ministère
De qui je n'en dirais pas tant.

Je n'ay point icy les ouvrages de Boyleau, mais je me souviens qu'il tranduisit en deux vers le vers d'Horace:

Tantalus a labris sitiens fugientia captat
flumina.

Vous, le Boyleau des princes, vous le traduisez en un seul; et tant mieux, cela en est bien plus fort et plus énergique. J'aime à vous voir imperatoriam brevitatem. Ce n'est pas là le stile qu'en général on reproche aux Allemans. Or à présent que j'ay eu l'honneur de vous prouver en passant que vous aviez ce petit avantage sur Boyleau, il n'est plus surprenant que je vous dise monseigneur en toute humilité qu'il y a dans votre épître plusieurs vers que je serais bien glorieux d'avoir faits. Votre altesse rovale entend l'art de s'exprimer autant que celuy d'être heureux dans toutes les situations.

On dit icy sa majesté entièrement rétablie; les vœux de votre cœur vertueux sont exaucez.

Vous direz toujours comme Horace:

Nave ferar magna an parva ferar unus et idem.
Les plaisirs, l'amitié, l'étude,
Vous suivront dans la solitude.
Du haut du mont Rémus vous instruirez les rois.
Le véritable trône est partout où vous êtes.
Les arts et les vertus dans vos douces retraites
Parlent par votre bouche, et nous donnent des loix,
Vous régnez sur les cœurs et surtout sur vous même.
Faut il à votre front un autre diadème?
A la laide coquette il faut des ornements,
A tout petit esprit, des dignitez, des places.
Le nain monte sur des échasses:
Que de nains couronnés paraissent des géans!
Du nom de héros on les nomme;
Le sot s'en éblouit, l'ambitieux les sert,
Le sage les évite, il n'aime qu'un grand homme,
Ce grand homme est à Remusberg.

J'ay fait partir monseigneur pour cette délicieuse retraitte un gros paquet qui vaut mieux que tout ce que je pourois envoyer à votre altesse royale, c'est la philosophie leibnitienne d'une française devenue allemande par son attachement à Leibnits et bien plus encor par celuy qu'elle a pour vous.

Voicy le temps où j'aurois une grande envie de voir un second tome des sentiments d'un certain membre du parlement d'Angleterre sur les affaires de l'Europe. Il me semble que celles d'Angleterre, de Suede et de Russie méritent bien l'attention de ce digne citoyen. Voylà la Suede de menaçante qu'elle étoit autrefois, devenue mesurée, la voylà embarrassée de sa liberté, et indécise entre l'argent d'Angleterre et celuy de France, comme l'âne de Buridan entre deux mesures d'avoine. Mais le citoyen dont je parle ne me donnera t'il aucune permission sur l'Antimachiavel? S'il veut en gratifier le public, il y a si peu de chose à faire! il n'y a plus que la besogne d'éditeur, votre génie a fait tout ce qu'il faut. Le reste ne peut s'ajuster que quand on confrontera le texte de Machiavel pour le mettre vis à vis de la réponse, afin d'en faire un volume qui ne soit pas trop gros. J'attends vos ordres pour tout, excepté pour vous admirer et pour être avec la plus tendre reconnaissance et le plus profond respect,

Monseigneur,

de v. Altesse royale,

le très humble et très obéiss.

Il est bien douloureux que la goute prenne à la main de Mr de Keizerling quand il est prest de donner de ses nouvelles.

Ce Keizerling charmant, l'honneur de votre empire,
A dès longtemps gagné mon cœur.
Je sens à la fois sa douleur
Et le chagrin de ne pouvoir le lire.

Soufrez monseigneur que la Henriade vous remercie encore de l'honneur que vous luy faites. Elle dit humblement avec Stace:

Nec tu divinam Eneida tenta,
sed longe sequere et vestigia semper adora.
Je ne suis point si difficile,
Ce seroit pour moy trop d'honneur
Si je marchois après Virgile
Chez mon prince et chez l'imprimeur.

Je suis avec le plus profond respect et la plus tendre reconnaissance.

Monseigr

de votre

le très