1753-03-24, de Charles Augustin Feriol, comte d'Argental à Charles Marie de La Condamine.

On ne m'avait point dit monsieur, que vous m'eussiez fait l'honneur de passer chez moi.
Si je l'avais su j'aurais sûrement été vous chercher. Je suis très touché des sentiments que vous me marquez dans votre lettre et je les sépare de ce qui en fait la matière qui je vous l'avoue ne m'est pas aussi agréable. Je ne peux en effet m'empêcher de m'étonner que vous m'adressiez une profession de foi aussi peu avantageuse pour mr de Voltaire. Je ne connais ni ne peux connaître le fond de la querelle entre mrs de Maupertuis et Kenig. Ce que je sais seulement c'est que le premier a pour uniques défenseurs quelques amis qui ne sont forts que parce que vous êtes du nombre, et que l'autre a pour lui toute l'Europe savante; quant aux procédés nous nous trouverions réciproquement trop prévenus pour les discuter. La prévention dont vous pouvez m'accuser est fondée sur quarante années de la liaison la plus intime pendant lesquelles je n'ai trouvé que des sujets d'admirer autant le cœur de mr de Voltaire que son esprit. S'il console de sa supériorité c'est par des fautes qui n'intéressent en rien la probité et qui sont rachetées par les plus excellentes qualités. On n'a pas besoin avec mr de Maupertuis de tant de consolations et il en fournit de plus grandes. Je pense comme vous que quand on veut blesser il faut se servir de poignard et non de stylet, mais je crois que dans la querelle en question ce n'est pas mr de Voltaire qui mérite l'application de cette maxime. Quant à moi je n'ai d'envie de blesser personne, mais j'écris librement à mon ami, et s'il y a dans cette liberté quelque chose qui puisse offenser mr de Maupertuis il ne doit imputer ma façon de penser qu'à ceux qui me l'ont inspirée qui sont tous gens aussi dignes d'être crus qu'ils sont estimables. Je suis très fâché monsieur, que nos opinions soient aussi différentes, mais je peux vous assurer que la mienne n'ôte rien aux sentiments d'estime qui vous sont dus ni au respectueux attachement avec lequel j'ai l'honneur d'être, monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur.