A Bruxelles, le 20 Mai 1732
. . . J'ai aussi leu, car il faut tout lire, l'histoire du Roi de Suede par Voltaire, et j'ai trouvé comme vous que l'auteur avoit fait un assez bon usage de ce qu'il a appris de Mr. Fabrice, du ser de la Motraïe et de m. Poniatouski.
J'ai connu les deux premiers à Londres, et le troisième est assurément un témoin très digne de foi. Mais j'ai passé ma vie avec des gens de la première considération honorez de la confidence intime de ce grand Prince et qui m'ont donné de lui une idée bien différente de celle que j'avois autrefois et que Voltaire nous donne de ce grand Prince, qui n'a jamais été si grand que dans ses adversités ni si prêt à devenir le maître du monde que la veille de sa mort. Les sentimens de ce Héros, sa probité, sa reconnoissance, sa tendresse pour ses amis et la supériorité de sa raison lui faisoient un caractère bien différent de celui que son Historien lui prête sur la foi des Gazettes et de ceux qui ne l'ont connu que par son extérieur. A l’égard de cette particularité puérile et indigne de l'Histoire touchant les satires de m. Despreaux, qui ne voit pas en cela, non le caractère du Héros, mais celui de l'Ecrivain qui cherche à tort et à travers, à satisfaire la passion qu'il a de décider sur tout et de trancher en maître sur le mérite de tous les auteurs même sans les avoir lues, ne doutant point que ses jugemens ne soient reçus du Public comme des oracles et des arrêts sans appel. En vérité l'esprit est un instrument bien dangereux entre les mains d'un homme sans cervelle, sans moeurs et sans discrétion . . . .
Rousseau