[12 March 1753]
Vous avez donc reçu, monsieur, mon paquet du mois de janvier le 2 mars, et moi j'ai reçu le 11 mars vôtre Lettre du 2.
Je vous écris naturellement par la poste, n'écrivant rien que je ne pense, et ne pensant rien que je n'avouë à la face du public.
On se presse trop en Allemagne et en Angleterre de donner des recuëils de vos Campagnes contre M… Vôtre victoire n'a pas besoin de tant de Te Deum, et puisque vous voulez bien que je vous dise mon avis, je trouve fort mauvais que les gougeats de vôtre armée s'avisent de joindre aux pièces du Procès dans le recuëil de Londres les Eloges de la Métrie et de Jordan. Les Anglais se soucièrent fort peu de ces deux hommes, qui n'ont rien de commun avec votre affaire. De plus, pourquoi se plaindre qu'on ait suivi en faveur de ces Académiciens, la coutume de faire une petite oraison funèbre? Quel mal y a-t-il à cela? J'avouë que la Metrie avait fait des imprudences, et de méchants livres, mais dans ses fumées il y avait des traits de flamme. D'ailleurs c'était un très-bon médecin en dépit de son imagination, et un très-bon Diable en dépit de ses méchancetés. On n'a point loué ses défauts dans son Eloge; on a justifié sa liberté de penser, et en cela même on a rendu service à la philosophie. Mais encore une fois, tout cela est étranger à la querelle présente; et la matière n'est point une pièce du Procès. Je vous conjure de vous tenir dans les bornes de vos Etats où vous serez toujours victorieux. Toute l'Europe littéraire qui s'est déclarée pour vous, approuve que vous donniez une histoire de l'injustice qu'on vous a faite, que vous raportiez tous les témoignages des Académies et des Universités en votre faveur. Vos propres raisons ne seront pas les témoignages les moins convaincans. Vous sentez que cette histoire qui doit passer à la postérité et servir d'époque et de leçon à tous les gens de Lettres, doit être écrite très sérieusement et avec autant de circonspection que de force. Il ne s'agit pas ici de plaisanterie; il s'agit d'instruire, il s'agit de confondre par la raison l'erreur et la violence. Il me semble que chaque genre doit être traité dans le goût qui lui est propre. Les plaisanteries conviennent quand on répond à un ouvrage ridicule qui ne mérite pas d'être sérieusement réfuté.
Enfin, monsieur, voici mon avis que je soumets à vos lumières. Premièrément la partie historique traitée avec sagesse et avec une éloquence touchante sans compromettre personne et sans rien mêler d'étranger à l'affaire. Secondément vos démonstrations mathématiques, et les témoignages des académies; et enfin puisqu’ on ne peut s'en empêcher, les pièces agréables et réjouïssantes qui ont paru à cette occasion.
Surtout, monsieur, comme ce recuëil subsistera tant qu'il y aura au monde des académies, je vous demande en grâce qu'il n'y ait rien de personel dans les plaisanteries. Le Libraire Luzac avait promis plusieurs fois de retrancher de la Diatribe une raillerie concernant une maladie qu'on a eu à Montpellier. Il faut absolûment qu'il tienne sa parole dans l'édition du recueil. Un impertinent ouvrage est livré au ridicule mais les personnes doivent être ménagées.
Après ces précautions vous aurez pour vous les contemporains et la postérité. Personne n'aura droit de se plaindre. C'est ce que je peux vous prédire sans exalter mon âme, qui est toute à vous. A l'égard de mon corps, il est moribond, et je vais chercher à Plombières la fin de mes meaux, d'une manière ou d'une autre.
Je viens de lire le dernier mémoire d'Euler; il me parait confus et absolument destitué de méthode. Je demeure jusqu'à présent dans l'idée que je vous ai exposée dans ma lettre du 17 nbre dernier, que lorsque la métaphisique entre dans la géométrie, c'est Arimane qui entre dans le Roïaume d'Orosmade, et qui y aporte les ténèbres. On a trouvé le secret depuis vingt ans de rendre les mathématiques incertaines. Rien n'annonce plus la décadence de ce siècle où tout s'est affaibli, parce qu'on a voulu tout outrer.
V.