1752-04-10, de Voltaire [François Marie Arouet] à Chrétien Guillaume de Lamoignon de Malesherbes.

Je suis obligé monsieur de grossir la foule des importuns qui peut-être vous font trouver dans le gouvernement de la littérature moins d'agrémens que cet employ n'en promet.
Mais il faut que je vous demande tout le contraire de ce qu'on sollicite d'ordinaire auprès de vous. On vous persécute monsieur pour des permissions de faire paraître des livres, et moy je vous demande en grâce de vouloir bien employer toutte votre autorité et celle de Monsieur le chancelier votre père pour empêcher que mon livre ne paraisse. Le Siècle de Louis 14 n'est encor digne ny de ce monarque ny de la nation, ny de vos bontez. L'édition qu'on a faitte à Berlin, n'est qu'un faible essay, dont je tire un très grand fruit, celuy de recevoir de tous côtez des remarques et des instructions utiles. Un tel ouvrage ne peut se perfectioner qu'avec du temps et des secours. J'ose donc croire monsieur que vous rendrez service à la littérature, à la vérité et à la patrie si vous voulez bien entrer dans mes sentiments, et deffendre absolument de tout libraire de faire entrer en France cet ouvrage informe. La même raison qui m'empêche de livrer Rome sauvée à l'impression me fait désirer de supprimer le siècle de Louis 14, c'est mon respect pour le public qui m'inspire cette juste sévérité pour moy même. Je voudrais n'avoir encor rien imprimé, et je ne souhaitterais de la santé et de la vie que pour avoir le temps de corriger ce que j'ay pu faire de suportable. C'est bien dommage que les forces diminuent dans l'âge où le goust se perfectionne. Je feray au moins ce que je pourai, et rien ne m'encouragera davantage dans ce dessein que la bonté que vous aurez monsieur de vous prêter à mes vues. C'est une grâce que je vous demande très instament. Si les libraires avaient déjà fait venir des exemplaires avant la réception de ma lettre, je vous suplie monsieur de leur ordonner de les renvoyer. Je serai toutte ma vie sensible à ce bon office. Je suis même persuadé que tous ceux qui pensent judicieusement en France me sauront gré du sacrifice que je fais, et surtout que vous aprouverez ma conduitte. Cette aprobation est bien audessus du vain plaisir d'être lu par la multitude.

J'ay l'honneur d'être Monsieur avec la reconnaissance la plus vive et la plus respectueuse,

Votre très humble et très obéissant serviteur

Voltaire