1751-08-31, de Voltaire [François Marie Arouet] à Louis François Armand Du Plessis, duc de Richelieu.

Mon héros, un domestique de ma nièce m'aporta hier deux lettres de vous qui m'ont fait tant de plaisir, qui m'ont pénétré de tant de reconnaissance, que moy qui suis primesautier comme dit Montagne, je partirais sur le champ pour venir vous remercier, si je pouvais partir; vous avez les mêmes bontez pour mes musulmants que pour vos calvinistes des Cevennes.
Dieu vous bénira d'avoir protégé la liberté de conscience. Faire jouer le profète Mahomet à Paris, et laisser prier dieu en français dans vos montagnes du Languedoc sont deux choses qui m'édifient merveilleusement, mais vous croyez bien que je suis plus sensible à la première. Je vous dois des cantiques d'actions de grâce. Je vous ay cent fois plus d'obligation qu'au pape, car enfin il n'a point fait jouer Mahomet publiquement à Rome, mais la pièce traduitte a été représentée dans des assemblées particulières. Elle a été jouée publiquement à Boulogne, qui est comme vous savez terre papale. Vous voyez que vous pouvez en sûreté de conscience donner mon profète à Paris.

Je vous remercie encor de n'avoir point hazardé le Catilina, car quoyque celuy de Crebillon ait réussi, on exige peutêtre plus de moy que de mon confrère Crébillon parce que je ne suis pas si vieux.

Si vous permettez que je raisonne icy littérature avec vous, j'auray l'honneur de vous dire que ma pièce aurait été bien reçue, courue, mise aux nues du temps de la fronde. Heureusement les conspirations sont passées de mode, heureusement pour l'état, s'entend, et très malheureusement pour le téâtre. Il n'y a guères que des jeunes gens et de belles dames bien mises très françaises et peu romaines qui aillent à nos spectacles, il faut leur parler de ce qu'elles font, et sans amour point de salut. Je ne peux pas réformer ma nation mais il faut dire pourtant à son honneur qu'il y a des ouvrages qui ont réussi sans être fondez sur une intrigue amoureuse. Je ne dis pas que ma Rome sauvée fût jouée aussi souvent que Zaire, mais que crois que si elle étoit bien représentée, les français pouraient se piquer d'aimer Ciceron et Cesar, et je vous avoue que j'ay la faiblesse de penser qu'il y a dans cet ouvrage je ne sçay quoy qui ressent l'ancienne Rome. Je l'ay travaillée de mon mieux. Je n'entreray icy dans aucune discussion, quoyque j'en aye bien envie. J'ay envoyé ma Rome par mylord Maréchal, ancien conjuré d'Ecosse, tout propre à se charger de ma conspiration de Catilina, vous en jugerez, ainsi je laisse là tous les raisonements que je voulais faire, et je m'en raporte à vos lumières et à vos bontez.

J'aimerais bien mieux vous amuser en vous envoyant quelque petit morceau du Siècle de Louis 14. C'est un siècle qui me prive àprésent du bonheur de vous faire ma cour. J'ay commencé L'édition, je ne peux l'abandonner. Je travaille comme un bénédictin. Une édition du Siècle, une autre de mes anciennes sottises qu'on réimprime et que je dirige, des Rome sauvée à la traverse: voyez si je peux quitter, et si j'ay un instant dont je puisse disposer Vous me direz que je suis un franc pédant et vous aurez raison, mais il ne faut jamais abandonner ce qu'on a commencé, et peutêtre ne serez vous pas fâché de voir mon siècle.

Dites moy je vous en prie monseigneur si je me trompe. J'ay pensé qu'il était fort difficile de faire imprimer dans son pays l'histoire de son pays. Mr Daguessau tirannisait la littérature quand je quittay Paris, et vous sentez bien qu'il n'y avait pas un petit censeur de livres qui ne se fût fait un mérite, et un devoir de mutiler mon ouvrage, ou de le suprimer. Vous ne savez pas la centième partie des tribulations que j'ay éprouvées de la part de mes chers confrères les gens de lettres, et de ceux qui se mettent à persécuter, quand on n'implore pas leur protection. Je vous avoueray encor ingénument que j'avois le malheur de déplaire baucoup, à ce téatin Boyer, très vénérable d'ailleurs, mais qui a très peu crétiennement donné d'assez méchantes idées de mon stile à M. le dauphin, et à made la dauphine. Je vous écrirais sur tout cela des volumes si je voulais, ou plutôt si vous vouliez, mais venons à mon siècle. Je me suis constitué de mon autorité privée juge des rois, des généraux, des parlements, de l'église, des sectes qui la partagent. Voylà ma charge. Tout barbouilleur de papier, qui se fait historien en use ainsi. Ajoutez à ce fardau, celuy d'être obligé de raporter des anecdotes très délicates, qu'on ne peut supprimer.

Comment imprimer à Paris tout ce qui regarde madame de Montespan, et madame de Maintenon, et son mariage? Il faut pourtant ou renoncer à l'histoire ou ne rien suprimer de ces faits. Il faut faire sentir ce que les suittes très mal ménagées de la révocation de l'édit de Nantes ont coûté à la France. Il faut avouer la mauvaise conduite du ministère dans la guerre de 1701. J'ay dû et j'a osé remplir tous ces devoirs, peutêtre dangereux, mais en disant ainsi la vérité, j'ose me flatter jusqu'à présent (car je peux me détromper) que j'ay élevé à la gloire de Louis 14 un monument plus durable que touttes les flatteries dont il a été accablé pendant sa vie. On a fait baucoup d'histoires de luy, peutêtre ne le trouvera t'on véritablement grand que dans la mienne.

Vous dirai-je encor que j'ay poussé l'histoire du siècle jusqu'au temps présent, dans un tableau racourci de l'Europe depuis la paix d'Utrecht jusqu'à 1750? Vous dirai-je que j'ay peint le cardinal de Fleury comme je crois en ma conscience qu'il doit l'être? Vous sentez que tout cela est à vue d'oiseau, presque point de détails; j'ay voulu seulement montrer comme on a ou suivi ou changé les vües de Louis 14, perfectioné ce qu'il avait étably, ou réparé les malheurs qu'il avait essuiez sur la fin de sa vie, et comme j'ay commencé son siècle par un portrait de l'Europe, je le finis de même. Aucun contemporain vivant n'est nommé excepté vous et m. le maréchal de Besleile, mais sans aucune affectation.

Encor une fois je peux me tromper, mais je me flatte que si le roy avait le temps de lire cet ouvrage, il n'en serait pas mécontent. Je crois surtout que madame de Pompadour pourait ne pas désaprouver la manière dont je parle de mesdames de la Valiere, de Montespan et de Maintenon dont tant d'historiens ont parlé avec une grossièreté révoltante, et avec des préjugez outrageants.

Enfin malgré tous mes soins, et malgré celuy de plaire la nature de l'ouvrage est telle que malgré mon zèle pour ma patrie j'ay cru devoir imprimer cette histoire en pays étranger. Un historiografe de France ne vaudra jamais rien en France.

J'ajouteray encor que peutêtre les éloges que je donne à ma patrie, acquereront plus de poids, lorsque je serai loin d'elle, et que ce qui passerait pour adulation s'il étoit d'abord imprimé à Paris, passera seulement pour vérité quand il sera dit ailleurs.

S'il arrivait après tous les ménagemens et touttes les précautions possibles que je parusse trop libre en France, jugez alors si ma retraitte en Prusse n'aura pas été très heureuse. Mais je me flatte de ne point déplaire, surtout après avoir sondé les esprits et préparé L'opinion publique par le commencement de cet essay sur Louis 14, et par les anecdotes, où je dis des choses très fortes, et où je n'ay nullement ménagé la conduitte inexcusable du parlement dans la régence d'Anne d'Autriche.

Je vais actuellement répondre à la question que vous me faites pourquoy je suis en Prusse, et je répondray avec la même vérité que j'écris l'histoire, dussent tous les commis de toutes les postes ouvrir ma lettre.

J'étais party pour aller faire ma cour au roy de Prusse, comptant ensuitte voir l'Italie, et revenir après avoir fait imprimer le Siècle de Louis 14 en Hollande. J'arrive à Potsdam, les grands yeux bleus du roy, et son doux sourire, et sa voix de sirène, ses cinq batailles, son goust extrême pour la retraitte et pour L'occupation, et pour les vers et pour la prose, enfin des bontez à tourner la tête, une conversation délicieuse, de la liberté, l'oubli de la royauté dans le commerce, mille attentions qui seroient séduisantes dans un particulier, tout cela me renverse la cervelle. Je me donne à luy par passion, par aveuglement, et sans raisoner. Je m'imagine que je suis dans une province de France. Il me demande au roy son frère, et je croi que le roy son frère le trouvera fort bon. Je vous le jure comme si j'allais mourir, il ne m'est pas entré dans la tête que ny le roy, ny madame de Pompadour prissent seulement garde à moy, et qu'ils pussent être piquez le moins du monde. Je me disois, Qu'importe à un roy de France, un atome comme moy de plus ou de moins? J'étais en France harcelé, balotté, persécuté depuis trente ans par des gens de lettres et par des bigots. Je me trouve icy tranquille, je mène une vie entièrement convenable à ma mauvaise santé, j'ay tout mon temps à moy, nul devoir à rendre, le roy me laisse dîner toujours dans ma chambre, et souvent y souper. Voylà comme je vis depuis un an, et je vous avoue que sans l'envie extrême de venir vous faire ma cour, qui me trouble sans cesse, et sans une nièce que j'aime de tout mon cœur, je serais trop heureux.

Il seroit impertinent à moy de vous parler si long temps de moy même, si vous ne me l'aviez ordonné. Ainsi encor un petit mot, je vous en prie! Vous me demandez pourquoy j'ai pris la clef de chambelan, la croix et vingt mille francs de pension? Parce que je croyois alors que ma nièce viendrait s'établir avec moy; elle y était toute préparée, mais la vie de Potsdam qui est délicieuse pour moy serait affreuse pour une femme. Ainsi me voylà malheureux dans mon bonheur, chose fort ordinaire à nous autres hommes. Mais ce qui augmente à la fois mon bonheur, ma sensibilité et mes regrets, ce qui me ravit et ce qui me déchire, c'est cette bonté avec la quelle vous daignez entrer dans mes erreurs et dans mes misères. Comment avez vous eu le temps d'avoir tant de bonté? Quoy, vous avez du temps? Ah, si vous étiez un peu sédentaire, comme mon roy de Prusse!…mais….

Vous auriez mis le comble à vos grâces si vous m'aviez dit un petit mot de mademoiselle de Richelieu et de Monsieur le duc de Fronsac. Vous me dites que vous devenez vieux. Vous ne le serez jamais. La nature vous a donné ce feu avec le quel on ne sent jamais la langueur de l'âge. Vous serez plus philosofe, mais vous ne serez jamais vieux. C'est moy indigne qui le suis devenu terriblement, et j'ay bien peur d'être dans peu hors d'état de profiter des charmes des rois et des maréchaux de Richelieu. Il faut au moins avoir des jambes pour marcher, et des dents pour parler. Le roy de Prusse m'assure qu'il me trouvera fort bien sans dents, mais voyez la belle conversation quand on ne peut plus articuler! On meurt ainsi en détail après avoir vu mourir presque tous ses amis, et ce songe pénible de la vie est bientôt fini.

Je doute fort que vous pussiez avoir le volume qui a été envoyé au roy. Il me semble qu'il n'y en a plus. On en avait tiré un fort petit nombre d'exemplaires qui ont été je crois tous distribuez. Le président Henaut qui semblait y avoir quelque droit comme cité dans la préface, s'y est pris trop tard pour en avoir un exemplaire. Aureste le roy dP est à présent en Silésie, et ne revient que dans quinze jours.

Je vous feray tenir par la première occasion les incohérentes hardiesses de ce la Métrie. Cet homme est le contraire de don Guichotte, il est sage dans l'exercice de sa profession, et un peu fou dans tout le reste. Dieu l'a fait ainsi. Nous sommes comme la nature nous a pétris, automates pensans faits pour aller un certain temps, et puis c'est tout. Je n'ay point vu encor mon cher Isaac Dargens. J'ay bien peur qu'il n'ait pas des idées plus suivies que la Métrie. Il est à la campagne auprès de Potsdam, et moy à Berlin, avec mon siècle. Dès que j'auray fini, et fait parvenir cette besogne à Paris pour y être examinée, je viendray assurément me mettre à vos pieds, moy et Rome. Soyez sûr que personne au monde ne sent plus vivement, et tout ce que vous valez, et touttes vos bontez. Je voudrais vivre pour avoir l'honneur de vivre auprès de vous. Vous êtes aussi respectable dans l'amitié, que vous avez été charmant dans l'amour; vous êtes l'homme de tous les temps, plein d'agréments, comblé de gloire. Je n'aime pas excessivement votre oncle le Cardinal. Mais j'ay pour vous tous les sentiments que je luy refuse. En vérité vous devez sentir que si je ne suis pas party à la réception de vos lettres c'est que la chose est impossible. Laissez moy finir mes travaux, mes éditions, sans quoy vous seriez aussi injuste qu'aimable. Recevez mes tendres respects, et mon éternel dévouement.

V.