1751-01-20, de Voltaire [François Marie Arouet] à Graf Samuel von Cocceji.

Monseigneur,

Je suis obligé d'avertir votre Excellence que le juif Hirshell inonde Berlin d'un libelle diffamatoire, en forme de requête; c'est un outrage à la justice, autant qu'à moy, et j'espère que quand vous aurez jugé le procez il me sera permis de vous dénoncer ce libelle que j'ay entre les mains.

Il avance dans ce libelle que je dois perdre ma cause parceque je vous ay irrité; et il prétend que vous êtes irrité, parceque je me suis plaint de ses chicannes.

Si votre excellence étoit en effet fâchée contre moy je n'en serois pas moins sûr d'être jugé avec équité.

J'avoue même que j'ay estimé assez votre Excellence pour luy dire naivement ma pensée, sans craindre de l'offenser.

Je luy ay dit qu'après une promesse, de restitution de lettres de change, et de restitutions de tous papiers, j'étois étonné que le juif fût reçu à discuter ces papiers même, qu'il devoit rendre par sa promesse. Je vous ay dit hardiment que la fin de non recevoir eût prévenu touttes les chicannes de juif, et touttes les choses étrangères qu'il a jointes au procez.

Le protocole ne portoit peutêtre pas alors qu'il y avoit une quittance générale réciproque, passée entre le juif et moy avec la promesse de me rendre mes lettres de change et tous mes papiers.

Or cette quittance générale réciproque me sembloit détruire nécessairemt, touttes les allégations du juif antérieures à cette quittance générale. Tout son fatras d'écritures me paraissoit inutile. Une quittance générale me paraissait annuller tout ce qui s'est fait précédemment.

Et c'étoit en vérité pour épargner à votre excellence L'ennuy de lire touttes ces inutilitez qui précédoient le fonds du procez, que je pris la liberté de vous parler de la fin de non recevoir.

Si j'ay eu tort en cela de parler à votre excellence, des loix qui concourent à abréger les procez, je la suplie de me pardoner. Je n'ay parlé ainsi, qu'animé par l'esprit même de votre code que j'ay lu avec admiration. J'ay cru entrer dans vos propres vues. Je n'ay point regardé si je plaidois ou non. J'ay été enhardi par votre bonté et par votre équité, j'ose et croire que votre excellence pense que dans toutte affaire où il y aura quittance générale de part et d'autre, toutte promesse, tous engagements, tous marchez précédents seront anéantis de plein droit.

Voylà quelle a été ma pensée; et j'ay une admiration trop sincère pour la science et pour Le caractère de votre excellence; elle m'a inspiré trop de vénération et trop d'attachement pour que je puisse penser qu'elle soit irritée contre moy, comme le juif le dit dans son libelle. Et quand il seroit vray que je vous eusse déplu, je ne craindrais pas que votre colère prévalût sur votre équité. L'homme peut se fâcher, mais le réformateur des loix, le grand homme ne peut être que très juste. Je suis avec respect,

de votre Excellence

le très humble et très obéissant serviteur

Voltaire