1749-10-26, de Frederick II, king of Prussia à Voltaire [François Marie Arouet].

J'ai trop appris par ma malheureuse expérience ce que c'est que de perdre des amis pour ne pas compatir avec ceux qui se trouvent dans cette situation affreuse.
Mon silence vous a annoncé la part que je prends à votre perte. J'ai éprouvé en pareil cas qu'il n'est rien de meilleur que de ne point toucher les sujets de notre douleur, sans quoi la sensibilité n'en devient que trop forte.

Je peux aussi peu juger du mérite de mad. Duchatelet que de celui de Neuton. Mon esprit bouché pour la géométrie n'a jamais pu se prêter à l'âpreté de cette science. Mon suffrage d'ailleurs ne doit être compté pour rien. Si ma façon de penser sur cette illustre personne peut adoucir l'amertume de votre chagrin je peux vous dire que je l'ai admirée en ce qu'elle s'écartait du vulgaire des femmes en aimant les sciences et en les cultivant, que j'ai défendu son goût contre la malignité de la critique et que je souhaiterais que nos femmes l'imitassent en s'adonnant à des occupations qui leur formeraient l'esprit au lieu de s'abrutir comme elles font par des amusements frivoles. Comme je ne connais de ses ouvrages que ceux qui sont publiés je ne puis vous parler des autres ni de sa personne ni de son caractère. Il faut avoir bien connu les personnes pour hasarder de les juger et je serais au désespoir d'aventurer des jugements sur les propos vagues que l'admiration outrée ou que la basse envie sèment confusément.

J'avoue que je serais curieux de voir sa traduction de Virgile et que vous me feriez grand plaisir de me la communiquer. J'aime les belles lettres et je préfère un beau vers à cent pages de x x, plus y.

Je ne sais quelle tracasserie vous faites au pauvre Dargeans. C'est un garçon que j'aime et qu'avec tout l'esprit du monde je ne souffrirais pas chez moi si je ne connaissais la bonté de son cœur et la pureté de son âme. Vous l'accusez d'avoir écrit contre vous. Que ne citez vous le livre et le passage?

Je vous avoue que votre procédé m'a déplu et que vous êtes dans votre tort vis à vis de Dargeans et j'ajouterai vis à vis de moi. Pourquoi vous vient il dans l'esprit de me demander ce que je ne saurais vous accorder? Pourquoi ne me demandez vous pas mille choses que je me ferais plaisir de vous donner? Comme particulier je ne refuserais rien à votre mérite mais comme roi ce n'est pas mon goût ni ma fantaisie qui en doit décider. Nous avons des règles et nous n'osons les transgresser.

Quand j'aurai fini la correction de tous les ouvrages que j'ai à présent sous la main je corrigerai volontiers les remarques que j'ai faites sur Machiavel, mais je ne m'en tiendrai pas au seul passage que le roi Stanislas me demande. Il faut refondre absolument tout l'ouvrage.

Je ne sais plus si je vous verrai, ou si je ne vous verrai pas. Lorsque le pauvre Jourdan perdit une femme qu'il aimait beaucoup il partit pour la France et ce voyage contribua à l'aide du temps à le consoler. Je croirais que le remède pourrait être appliqué à l'amitié comme à la douleur de l'amour. Mais vous n'avez aucune confiance en moi, vous me prenez pour un roi hun ou visigot, l'air de la cour vous a gâté. Le Voltaire de Versailles n'est plus le Voltaire de Cirey. Je suis l'esclave de ma condition, je suis enchaîné par mon devoir. Si j'étais libre j'irais au bout du monde pour chercher des génies comme le vôtre ou celui de Virgile. J'aime des talents aussi rares et sans les posséder j'ai au moins le plaisir de les admirer. Quoique vous puissiez faire, malgré vos reproches, malgré vos tracasseries j'estimerai votre beau génie. Je prendrai part à vos afflictions et je vous souhaiterai toutes sortes de bonheur.

Federic