16 sept. 1749
Je voudrais que mad. du Chatelet fît des enfants aussi vite que vous des tragédies.
Je suis sûr que vous y réussirez parfaitement, mais vous m'avouerez qu'à la fin votre théâtre français se lassera de cette monotonie de l'amour qu'on retrouve à chaque tragédie. Les Grecs avaient moins de pièces de théâtre que les Français et plus de différentes passions. Ils remplissaient à l'aide de peu d'acteurs une pièce simple qui était d'autant plus intéressante que l'intérêt ne s'y trouvait pas divisé. Les flèches d'Achille entre les mains de Filoctete que veut lui enlever Ulisse fournissent un sujet à Sofocle qui devient intéressant et sublime par la façon dont il le manie. Je voudrais que vos Français ne fussent point gênés par le nombre d'actes. C'est ce qui donne lieu à ces épisodes inutiles et à ces amours collatéraux qui entrent dans leurs pièces uniquement pour les allonger. J'avoue que les sujets simples demandent plus d'imagination et plus de génie que les compliqués et c'est pourquoi les persones de génie n'en devraient choisir que de ce genre. Je me flatte que vous ne travaillerez pas uniquement ici à votre Electre et que vous aurez bien quelques moments de reste pour la Pucele, pour l'histoire de Louis 14 et pour me donner des leçons. J'en ai d'autant plus besoin qu'il m'arrive souvent d'enrichir votre langue très incorrectement. Je voudrais non seulement qu'elle fût plus abondante mais encore qu'on pût faire rimer ensemble des mots que le bon sens unit si bien. Puisqu'on dit mourir subitement il me semble qu'on peut aussi dire subit dans ses résolutions si ce n'est que l'usage n'établisse qu'on se serve du mot prompt. Je voudrais qu'on augmentât votre langue en faisant dériver les mots nouveaux de certains verbes que le caprice a rendus stables. On dit par exemple haine et l'on ne saurait dire un homme haineux. Cependant riche a fait richard sans qu'on y trouvât à redire. C'est une matière sur laquelle j'attends vos oracles et vos décisions.
Vous avez bien affligé le pauvre D'Argent en lui imputant des choses qu'il n'a jamais faites et dont il est incapable. Je ne sais où vous avez pu trouver des choses offensantes dans ses livres, où vous êtes loué à chaque page.
Si le roi Stanislas est mécontent de l'Anti-Machiavel, je le lui sacrifie de bon cœur. C'est un ouvrage de ma jeunesse dont je ne suis nullement content, un style de déclamateur et qui sent trop son écolier. Si j'avais à le refaire l'ouvrage serait plus mesuré, plus laconique et plus sage. Vous me demandez l'ordre pour le mérite qui est précisément ici ce qu'est la croix de st Louis en France. C'est un ordre militaire qui ne peut se donner à des étrangers. Je l'ai refusé à des gens de la première condition d'Allemagne par cette raison et je ne peux pas faire un pont aux autres en le donnant à des étrangers. Je m'étonne qu'un philosophe comme vous pense à de pareilles bagatelles. Les chevaliers de la toison d'or refusent tous les autres ordres, et vous grand croix d'Apollon vous vous avisez de me demander le mien? Si vous étiez duc et pair ou même prince du sang cela ne vous ferait pas autant d'honneur que d'avoir fait la Henriade. Dans 50 ans on ne saura plus qu'il y a eu un comte de Charolais, un duc de Gevres, quand on lira avec plaisir votre poème, et que votre nom passera comme celui de Virgile aux siècles les plus reculés. Je m'étonne qu'ayant tout lieu d'être content de la réputation que vous vous êtes acquise vous puissiez penser à des bagatelles, avoir trop [de] sensibilité pour les critiques de vos ennemis tandis que vous travaillez toute votre vie à vous faire des envieux. Si vous venez ici je vous promets de vous rendre en philosophie tout ce que vous me donnerez en élocution et en pureté. Il n'y a que la philosophie qui puisse nous rendre heureux. Je ne parle point de celle qui consiste dans des nombres ou dans des observations mais de celle qui nous détrompe de nos erreurs et qui peut nous procurer la tranquillité de l'âme sans laquelle il n'y a aucun bonheur dans ce monde. Adieu, souvenez vous que le quart d'heure de Rabelais va sonner. Nous avons le 16 de 7bre, nous touchons au mois d'octobre et il serait bien singulier que le roi Stanislas qui n'a jamais abusé de son pouvoir s'en avisât pour vous tyranniser.
Federic