1748-10-10, de Voltaire [François Marie Arouet] à Nicolas René Berryer de Ravenoville.

Monsieur,

J'apprends la protection que vous donnez aux baux arts et dont vous m'honorez.
J'y suis baucoup plus sensible que je ne suis indigné de ces misérables satires que des baladins d'Italie étoient en possession autrefois de débiter. Ils avilissoient et ils ruinoient par là le téâtre français, le seul téâtre de l'Europe estimable. Il y a environ cinq ans qu'on leur interdit cette liberté scandaleuse. Il seroit assez triste qu'elle recommençast contre moy. Ce n'est pas monsieur que je ne méprise comme je le dois, ces platitudes faittes pour amuser la canaille et pour nourir l'envie, mais les circomstances où je me trouve me forcent à regarder ces sottises d'un œil un peu plus sérieux. J'ay des confrères chez le roy qui regardent cet avilissement public comme un affront que je me suis attiré de guaité de cœur en travaillant encor pour le téâtre, et qui rejaillit sur eux. Je vous confie qu'ils pouront me donner tant de dégoûts qu'ils m'obligeront à me défaire de ma charge.

Les bontez dont vous m'honorez monsieur m'enhardissent à ne vous rien cacher, et je vous avoueray que je traitte actuellement d'une charge honorable que je n'auray certainement pas, si je suis ainsi avili aux yeux du roy, dont je suis le domestique, et pour qui j'avois fait Sémiramis. Une de mes nièces est prête à se marier à un homme de condition qui ne voudra point d'un oncle vilipendé. Vous savez comment les hommes pensent, et quelle suitte ont touttes les choses aux quelles on attache du mépris et du ridicule. Il est très probable que cette misère auroit un effet funeste pour ma fortune et pour ma famille. Vous m'avez tiré par vos bontez monsieur de ce cruel embarras, et je ne puis trop vous en remercier. Je vous suplie de continuer, et de représenter à mr de Maurepas le tort extrême que ce scandale peut me faire. Ce seroit même un service éternel que vous rendriez aux baux arts si vous abolissiez pour jamais cette coutume déshonorante pour la nation.

Vous pensez bien que je fais de mon côté tout ce qu'il faut pour prévenir la scène impertinente qu'on veut donner à Fontainebleau. Mais monsieur je ne seray sûr du succès qu'en étant fortement apuyé et protégé par vous. Vous avez plus d'un moyen que votre prudence peut mettre en œuvre, et j'ay tout lieu de croire que vous avez regardé cette affaire comme une des bienséances publiques que vous voulez maintenir. J'auray monsieur une reconnaissance éternelle de la bonté particulière que vous avez bien voulu me témoigner dans cette occasion où l'intérest véritable du public se trouve joint au mien. Je vous demande instamment la continuation d'une bienveillance dont je sens assurément tout le prix.

J'ay l'honneur d'être avec le dévouement le plus inaltérable, et la plus respectueuse reconnaissance,

Monsieur,

Votre très humble, très obéissant et très obligé serviteur

Voltaire