1748-06-10, de Voltaire [François Marie Arouet] à Jeanne Grâce Bosc Du Bouchet, comtesse d'Argental.

Je n'ay point écrit à mes anges, depuis qu'ils m'ont abandonné.
Je suis livré aux mauvais génies. Buvez vos eaux tranquilement charmants malades. Pour moy j'avale bien des calices. Il faut d'abord que vous sachiez que je ne sçais plus où j'en suis quand vous ne me tenez plus par la lisière. Il y a grande apparence qu'on ne poura venir à bout de Semiramis que quand vous y serez. Comment voulez vous que je fasse quelque chose de bien, et que je réussisse sans vous? D'ailleurs me voylà outre mes coliques, attaqué d'une édition en douze volumes qu'on vend à Paris sous mon nom, remplie de sottises à déshonorer, et d'impiétez à faire brûler son homme. Les Français me persécutent sur terre, les Anglais me pillent sur mer. Ah pour Semiramis quel temps choisissez vous? Il y a plus que tout cela mes adorables anges. Madame du Chastellet a essuyé mille contretemps horribles sur ce commandement de Lorraine. Il a fallu livrer des combats, et j'ay fait cette campagne avec elle. Elle a gagné la bataille mais la guerre dure encore. Il faut qu'elle aille dans quelque temps à Commerci. Je vais donc aussi à Commercy, et Semiramis! que deviendra t'elle? On ne peut rien faire sans vous. Buvez mes anges, buvez, que madame Dargental revienne aussi rebondie que l'abbé de Bernis, que M. de Choiseuil raporte le meilleur estomac du royaume!

Pour vous mon cher et respectable amy qui dinez et soupez, et qui n'êtes aux eaux que pour votre plaisir, revenez comme vous y êtes allé. Mais mon dieu comment faites vous dans un pays où on ne peut pas toujours sortir de chez soy à quatre heures? comment vous passez vous d'opéra et de Comédie? Je ne sçais nulle nouvelle. Tout est tranquille dans l'Europe, tout l'est encor plus à Versailles. M. le grand prieur n'est pas mort. Les prières des agonisants luy ont fait beaucoup de bien.

Adieu madame, adieu messieurs, quand pourai-je avoir le bonheur de vous revoir? Mille tendres respects.

On vous aura sans doute mandé que le diable a paru dans la rue du Four, et qu'on l'a mis en prison. La rue du Four n'est pas philosofe. Pour moy j'ay le diable dans les entrailles et mes anges dans le cœur.